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Publié par blog813

Claude : an 2984

Le texte de Ian Manook, lu lors de la cérémonie du 4 janvier. Accompagné d’une photo prise par sa femme Françoise.

D'après les témoins, après cette allocution, quand le cercueil a glissé vers le crématoire, a éclaté un tonnerre d'applaudissements.

En 2984, après la cinquième vitrification planétaire, face à la longue révolte des Droïdes Jaunes, le Conseil Suprême de l’Intelligence Artificielle fait son autocritique et concède le retour à la théorie officielle de l’Humanisme Terrien.

 

Dans le cadre de ce revirement idéologique profond, des unités de technoïds dédiées sont envoyées prospecter, collecter et identifier des éléments permettant la reconstitution matérielle de cette humanité oubliée.

 

Parmi ces technoïds, le TLS 31 découvre, dans sa zone de prospection du Sud-Ouest, deux cents mètres sous le glacis, des nano particules de matière que ses analyseurs identifient comme des résidus ligneux naturels depuis longtemps disparus, et qui entraient alors dans la fabrication de ce qu’on appelait de la pâte à papier, matière principale de ce qui était un support universel des connaissances.

 

Ce que les terriens ignoraient à l’époque, c’est que la matière garde dans son ADN les marques de toutes ses transformations successives. Le TLS 31, grâce à ses trilliards de giga mégabits de mémoire, reconstitue alors sous forme holographique, à partir de ces nano particules, les objets qu’elles composaient.

 

Un livre d’abord, puis des livres, puis toute une bibliothèque. Des centaines, des milliers de livres, que le TLS 31 lit, assimile et classifie virtuellement dans la seconde. Du sang, des meurtres, des complots, du sexe, de la trahison, de l’amour…

 

Au visionnage holographique de cette incroyable bibliothèque, et malgré son étalonnage émotionnel très calibré, TLS 31 sent un étrange courant parasite surchauffer ses connectiques.

 

Mais c’est quand il pousse ses investigations que le dysfonctionnement de ses synapses artificielles s’accentue. En effet, non seulement la matière garde les traces de ses transformations successives, mais elle conserve surtout, imprégnées dans son ADN, les traces de toutes ses manipulations.

 

Et les mesures TLS31 révèlent alors que ces milliers de livres ont été manipulés des milliers de fois.  Avec amour. Avec passion. Ils ont été chéris, aimés, soignés, dorlotés. Certains portent même l’empreinte émotionnelle de plusieurs relectures. Plus d’une dizaine, quelques fois. Et, impact suprême sur l’intelligence fonctionnelle de TLS31, par une seule âme !

 

Les certitudes numériques de TLS31 vacillent alors à l’idée qu’une âme, ce résidu inexplicable du cerveau humain, lui-même masse incontrôlable de connexions anarchiques, puisse établir une si multiple et complexe connexion avec une telle masse de connaissance.

 

TLS31 cherche donc dans ses méga-bases à calculer le profil étonnant de l’être qu’habitait cette âme et qui a ainsi collecté, lu, classé et aimé tous ces livres, à la fois dans leur unité et dans leur globalité.

 

Outrepassant ses habilitations normatives, et au risque d’accélérer son obsolescence programmée, TLS31 concentre alors toutes ses énergies sur la représentation holographique de cet être improbable. D’un champ électrique confus, jaillissent alors quelques éclats de lumière rose et noire qui s’étirent aussitôt en volutes et spirales, qui se tissent, se tressent, et qui peu à peu finissent par dessiner, façonner et recomposer la silhouette d’un humain.

 

Pas très grand, un peu court sur pattes même, en léger surpoids mais de profil uniquement, le cheveu ras, le visage fendu d’un large sourire complice, l’œil frisé de malice, et les sourcils étonnés en accent circonflexe. Et avant même que TLS31 ne puisse réagir, l’humain s’adresse à lui.

 

— Oh là là, alors toi, je te le dis gentiment, mais avec l’air d’imbécile heureux que tu te trimballes, je suis sûr qu’on ne t’a jamais fait lire du Hammett ou du Manchette !

 

Et d’ajouter aussitôt, en passant son bras autour de TLS31 dont les mécaniques en tressaillent de surprise :

 

— Mais ce n’est pas grave, camarade, il n’y a pas d’âge pour apprendre. Je serai ton prof de noir, si tu veux. J’ai toujours rêvé d’être professeur. Quel beau métier, professeur !

 

Et voyant que TLS 31 ne réagit pas, le sourire de l’humain se fend jusqu’aux oreilles et dans son regard pétille la lueur gourmande de celui qui va prendre plaisir à apprendre quelque chose à quelqu’un.

— Quoi, compadre, ne me dis pas que tes abrutis de concepteurs ont oublié d’implanter dans ta mémoire en ferraille le dictionnaire des contrepèteries.

Et TLS 31, pour la première fois depuis son entrée en service autonome, se surprend à répondre à l’hologramme d’un humain.

— Si, ils me l’ont implanté. Les contrepèteries sont des sortes de jeux de mots. Mais ils ne m’ont pas dit à quoi ça servait…s’excuse TLS31

— Mais quelle bande de cons, ceux-là, alors ! D’abord, la contrepèterie, c’est bien plus que du jeu de mot laid, camarade ! Et puis ça sert à plein de choses. Par exemple à savoir que le Caire est noir de monde ! Que pour bien dîner il fait être peu ! Qu’il faut du courage pour arriver à Béziers la veille, et que lorsque les athées se battent, les abbés se taisent !

 

Puis, sans attendre la réponse du technoïd, l’homme se met à marcher vers un horizon lumineux, entraînant TLS31 avec lui.

— Tiens, si tu peux m’hologrammer une guitare, compadre, je te chante Pepito des Machucambos. Ou la digue du cul, si tu préfères.

 

TLS31 est largué et cherche à comprendre. Plus que sa logique, un intérêt qu’il ne savait pas programmé en lui le pousse à chercher la qualification normative de cet être humain et attachant. Il fait chauffer ses neurones numériques, électrise ses synapses digitales et soudain son calculateur interne, qui a passé au crible les dix derniers siècles de connaissances accumulées affiche le résultat de son analyse : Cet homme est… « bienveillant ».

 

Et on raconte aujourd’hui encore que c’est ainsi, en 2984, qu’a commencé, avec l’âme noire et lumineuse d’un terrien qui chantait des fariboles espagnoles et des chansons de salle de garde, et un technoïde déglingué qui ne parlait que par contrepèteries, la longue marche vers la Révolution Bienveillante.

 

Voilà, si j’ai inventé cette histoire idiote, c’est simplement pour prendre le temps d’en arriver là. Pour vous dire ce que vous savez déjà, que Claude était un homme bienveillant.

 

Bienveillance : Capacité à se montrer indulgent, gentil et attentionné envers autrui, d’une manière désintéressée et compréhensive.

 

Et  j’ajoute à cette définition officielle une interprétation plus personnelle.

 

Dans bienveillance, il y d’abord la notion de bien, synonyme à la fois de bon et de juste.

 

Et puis il y a cette notion de « veillance », comme un veilleur attentif, une sentinelle curieuse, un guetteur passionné, une vigie inspirée, symboles d’un esprit vif et ouvert.

 

C’est l’image que je veux garder de Claude

 

Et je voudrais ajouter une dernière chose, même si je n’en ai pas demandé la permission à Ida. Claude était un artiste, et j’aimerais que nous lui rendions un hommage d’artiste. Qu’il quitte la scène pour regagner les coulisses en artiste, sous les vivats, sous une bronca, un tonnerre d’applaudissements, une standing ovation. Et que surtout nous n’ayons pas peur, malgré la tristesse du moment et notre recueillement, de lui crier très fort bravo et merci.

 

Bravo pour ce qu’il a fait de sa vie, et merci pour ce qu’il a fait de la nôtre !


 

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