Claude, 10 janvier avec Marin Ledun
C’était en 2009 ou 2010. Peut-être 2008. C’était dans le sud-ouest, quelque part entre Toulouse et Pau, Pamiers ou Tarbes. C’était l’un de mes premiers festivals polar. J’avais été invité par Christophe Dupuis, alors libraire à Langon, pas très loin de chez moi, et je fis la rencontre ce week-end-là de Claude et Ida. Il y avait également Mouloud Akkouche, Jean-Paul Jody et, je crois, François Guérif.
Depuis, c’était devenu un sujet de plaisanterie entre Claude et moi. A chaque fois que nous nous croisions, j’évoquais ce festival et, grâce à sa mémoire phénoménale, il me rappelait le lieu, la date exacte et le nom des auteurs présents. Encore aujourd’hui, je suis incapable de m’en souvenir. Je veux dire : je me souviens de tous les moments passés à ce festival, mais le lieu et les dates m’échappent toujours. Claude me l’a pourtant rappelé des dizaines de fois.
Il avait ce don. J’imagine qu’au fil des années, j’ai fini par me dire qu’il me suffisait de lui poser la question, dès que j’avais un trou de mémoire littéraire. C’était quelque part entre 2008 et 2010, donc. Disons 2009. Ou 2008. Automne ? Printemps ? Bon sang, décidément…
J’avais publié un ou deux romans, à l’époque. Christophe Dupuis avait aimé et m’avait pris sous son aile en essayant de me faire inviter ici ou là. A peine étions-nous installés, tôt le matin, qu’il me présentait « Claude Mesplède ».
Conversation animée et passionnée, d’emblée. Je ne connaissais rien. Claude, tout et tout le monde. Il y avait des livres d’occasions sur l’un des stands. Ce fut un prétexte à discuter. Comme à son habitude, Claude regarda les noms et les titres, me raconta des anecdotes à propos de tel ou tel auteur, me conseilla tel passage d’un livre, la scène finale d’un autre. Les bouquins poussiéreux et anonymes revivaient, prenaient sens et formaient une histoire. Il faut être franc, j’étais épaté. Il m’en conseilla une dizaine. Je fis signe que j’avais un petit sac. Il réduisit la liste à deux ou trois. Un crève-cœur.
Puis il partit animer une table-ronde. Les livres qu’il m’avait conseillés, je ne les pris pas. J’en avais envie, mais il faut dire qu’à cette époque-là, j’étais fauché comme les blés. Mes revenus se limitaient au RSA qui suffisait à peine à payer le loyer, et des bouquins, même d’occasion, ce n’était pas raisonnable. Je ne le lui dis pas. On a ses pudeurs.
Bref. Le soir-même, après le repas, nous voici partis en vadrouille dans les rues du village, à la recherche du seul troquet ouvert, joyeuse bande qui finit par s’installer à une table, autour de quelques pintes de bière. Pas plus que pour les bouquins, je n’avais de fric pour boire un coup. Là encore, ce n’était pas l’envie qui manquait. Pas plus que pour les bouquins, je n’osai l’avouer. Je m’improvisai donc buveur d’eau, prétextant je ne sais quel mal de crâne, pendant que mes nouveaux amis trinquaient à l’Amstel pression et animaient la conversation. Une tournée, deux tournées, trois. Je commençai à en avoir ma claque de boire de l’eau du robinet. L’heure tournait et je prétextai le désir de rentrer me coucher quand le barman (et patron des lieux) posa devant moi une pinte. Je balbutiai qu’il devait s’agir d’une erreur. Ça dura une poignée de secondes, jusqu’à ce que je croise le regard de Claude, de l’autre côté de la table, qui me fit un clin d’œil, m’invita à fermer ma gueule et à boire, comme je protestai, et me dit que ça ne se refusait pas. Sans commentaire.
C’est que le bonhomme avait compris que je ne tournais pas qu’à l’eau claire, tout Marin d’eau douce que j’étais (j’ai pris la mer, depuis, et même l’océan), et que j’avais juste les poches un peu vides en ce moment. Et comme il se doutait que ça me gênerait d’étaler mes finances sur la table à côté des verres vides, il n’aborda pas la question devant tout le monde. J’acceptai donc et nous trinquâmes. C’est sans doute l’une des meilleures bières que j’ai bue de ma vie de polardeux.
Le lendemain, avant de partir, il m’offrit trois polars d’occasion, de ceux qu’il m’avait conseillés la veille (il n’avait oublié ni les titres ni les noms d’auteurs dont il m’avait touché un mot), nouveau clin d’œil et sourire amusé. Il me dit que c’était un cadeau et qu’il était hors de question que je refuse, concluant par un « Tu me diras ce que tu en as pensé, c’est la seule chose que je te demande. » Une sorte de cadeau de bienvenue.
On ne causa pas de fric, ce jour-là donc, mais littérature de genre, amitié, musique, et je dois dire que la dernière fois où nous nous sommes parlés au téléphone, début décembre 2018, dix ans après cette première rencontre, ce fut encore le cas.