Dimitri Rouchon-Borie remporte le prix Louis Guilloux 2021
Chroniqueur judiciaire et écrivain, Dimitri Rouchon-Borie est couronné pour son roman Le Démon de la Colline aux Loups, paru le 7 janvier aux éditions LeTripode.
Il faut avoir le cœur bien accroché pour lire Le démon de la colline aux loups sans faillir. L’enfance de Duke et de ses frères et sœurs sans nom, hormis la douce et énigmatique Clara, fait partie de ces enfances dont on peine à imaginer qu’elles puissent exister. Et il faut probablement avoir fréquenté les cours d’assises, comme l’a fait Dimitri Rouchon-Borie, longtemps chroniqueur judiciaire en Bretagne, pour pouvoir écrire ce qu’il écrit.
On a en effet du mal à concevoir que quiconque puisse imaginer un tel déferlement de cruautés infligées par des parents à leurs enfants. C’est paradoxalement rassurant de se dire que ces parents ont existé, que personne n’a pu les inventer, qu’ils n’ont pas pu naître dans la conscience d’un auteur, mais seulement dans une réalité sordide quasiment innommable, en dessous de tout ce qui pourrait caractériser une vie humaine. Et ce serait même insultant pour le monde animal de considérer que ces enfants ont grandi (on ne peut écrire « ont été élevés ») comme des animaux. Le recours au monde animal, régulier dans le roman, qualifie généralement une sorte d’instinct de protection qui rassemble les enfants, nus et pelotonnés les uns contre les autres, dans « le nid », pour se tenir chaud. Les petits animaux sont nourris et nettoyés par leur mère ; ici les enfants dorment affamés dans leurs excréments.
On passera autant que possible sur les détails de cette enfance dont Dimitri Rouchon-Borie ne nous épargne pas grand-chose. Et la question de l’utilité de cette matière se pose au cours de la lecture. Est-il bien nécessaire d’assister à ça ? Quelle place le lecteur occupe-t-il en lisant le récit de cette enfance ? Témoin ou voyeur, la frontière est parfois ténue, si mince que la question dérange parfois.
Mais le roman, qui repose entièrement sur la voix de Duke, emporte tout sur son passage. Dimitri Rouchon-Borie parvient à rendre avec une très grande justesse son « parlement », et, quand on sait combien l’exercice peut mener aux pires ratages, comment la moindre fausse note, le moindre mot en trop ou en moins peut détruire l’harmonie de l’ensemble, on ne peut que louer cette prouesse. La langue de Duke est extraordinaire dans sa capacité à saisir le réel, les émotions qui lui sont corrélées, mais qui sont à peine effleurées, suggérées au lecteur et pourtant complètement dominantes. Le rythme de la phrase, le décalage entre ce qui se passe et la manière dont Duke l’exprime, parce qu’il prend la langue un peu en biais, nous amènent à faire de son regard entièrement le nôtre.
Cette voix de Duke est à la fois l’origine et la fin du récit. En prison, la nécessité de raconter son histoire conduit le personnage à consigner sa vie, grâce à une vieille machine à écrire que le directeur de l’établissement accepte de lui fournir. La rencontre avec un aumônier, la lecture de saint Augustin, sont autant d’éléments déclencheurs, mais c’est de Duke que jaillit la confession, dans une éruption de douleur et de colère à laquelle il donne le rythme d’une parole unique. Le narrateur s’empare de cette matière innommable qui constitue sa propre vie pour en devenir l’auteur. Il devient une voix à part entière, et c’est aussi cette transfiguration sans étincelle et sans métaphysique qui fait toute la réussite de ce premier roman.
Les pans du monde qui échappaient à Duke depuis son enfance se mettent progressivement en place, l’univers s’agence selon un sens qui se dévoile par le langage, et grâce à l’amour, si étrange qu’il soit : celui de Clara et celui de Billy, junkie rencontrée sur la route. Les deux scènes de procès, celui du père (mais aussi de la mère, pourtant en arrière-plan) et celui du fils, se font écho et rendent superbement ce regard de l’enfant puis du jeune adulte qui se pose sur une réalité qui lui est extérieure et qu’il a pourtant complètement incorporée, une réalité qui devient objet : Le démon de la colline aux loups raconte la venue au monde d’un sujet.
Cette naissance progressive dont on suit les étapes avec une grande émotion est difficile tant elle est parfois brutale. Quelques pages admirables consacrées à la nature nous permettent, à peu près au milieu du récit, de reprendre souffle. Quelques mots, au détour d’une phrase, font sourire. Par leur tendresse, par la grâce de l’enfance qui perce là, sous l’horreur. Quelques personnages, des adultes qui veillent, avec plus ou moins de succès, sur les enfances massacrées, sont aussi des moments de respiration. On aime le regard que le narrateur pose sur ce qui l’entoure, quelle qu’en soit la brutalité, car c’est aussi de la sienne qu’il est question dans le roman.
Mais fini pour Duke de « faire des grimaces au futur ». Si ses jours sont comptés, l’avenir n’en est pas moins radieux. Étrange paradoxe qui ne donne pourtant aucune valeur à la mort en soi. Duke s’achemine vers ce qui l’attend, en pleine possession de sa voix, de sa conscience, de son intégrité, enfin retrouvée, dans une « solitude absolue et totale et pleine, une exigence forte » dont il est lui-même l’artisan, « libéré du démon de la colline aux loups ».