Tous des traîtres
Bonjour,
Oui, Giorgio Scerbanenco est un grand auteur de livres policiers qui sont aussi et surtout de rugueux romans noirs.
Tous des traîtres est le deuxième récit de cet auteur à paraître dans la collection Totem. Il débute avec l’exécution de deux vieillards par une jeune femme, américaine d’origine italienne : le modus operandi de leur mort est précis et sobrement décrit et le couple finit noyé, comme d’autres personnages plus avant dans le roman, leur voiture immergée dans l’un de ces canaux qui alimentent la grande cité lombarde.
Peut-être faut-il y voir comme une métaphore de la criminalité qui irrigue désormais Milan, aux yeux de Duca Lamberti, son enquêteur. La suite pourrait confirmer l’hypothèse. Quelque temps plus tard, un individu vient solliciter ses compétences passées, lui demandant de recoudre l’hymen d’une future mariée contre une coquette somme assortie de la promesse de lui faire réintégrer l’ordre des médecins. Notre homme se retient de jeter le voyou dehors ; faisant plutôt semblant d’accepter, il va conter l’affaire à un commissaire milanais de ses amis. C’est ainsi que Duca devient une sorte de supplétif de la police, et son ancien cabinet médical la plaque tournante de rendez-vous où défile la lie de la société milanaise. Rien ne manque au sombre tableau qui en découle : trafics en tout genre, prostitution, drogue, armes pour alimenter les séparatistes en lutte contre l’État italien. Le tout mené par des individus qui commencèrent leurs activités criminelles pendant la 2ᵉ guerre mondiale.
Difficile de trouver un personnage de roman noir plus sombre que Duca Lamberti. Cela ne tient pas au démarrage de cette enquête : après tout, être sollicité pour recoudre l’hymen d’une jeune femme promise à un fiancé dangereusement jaloux, boucher de surcroît, n’a rien d’original quand on est un ancien médecin interdit d’exercice pour euthanasie.
Pas d’avantage, devenu un supplétif de la police rémunéré au tarif d’un indic de base, de plonger dans les eaux troubles des trafics d’armes de guerre, de prostitution et de drogue au bénéfice de la caste anonyme des puissants du monde milanais. Pas plus que d’enquêter sur les immersions criminelles dans un canal : on ne comptera pas moins de trois engloutissements dans leurs voitures de couples de criminels, succession glauque et festival aquatique… Non, sa noirceur, Duca la porte comme un étendard, révélant une formidable haine de lui-même et du monde des criminels qu’il est amené à côtoyer. Peut-être parce qu’il pense être de cette espèce, puisqu’il a été condamné à trois ans de prison suite à « l’euthanasie d’une vieille cancéreuse ». Désormais sans moyen de subsistance, il devient par la force des choses, grâce à ses contacts dans la police (son père était un policier très apprécié) un de ses affidés. À son corps défendant certes, mais quel métier aimerait-il exercer, lui qui exhale en permanence un vrai dégoût de la vie ?
Et pourtant, il doit assurer l’entretien de sa famille-sa sœur a une fille handicapée et aider Livia, sa presque fiancée, défigurée à la suite d’une agression au couteau dont il s’estime moralement responsable. Il ploie sous le poids de ces charges autant qu’il porte en lui toute la rage de celui qui, témoin enragé de la noirceur du monde, n’en lutte pas moins avec une fureur exacerbée. Et il n’hésite pas à recourir à la violence ; on pourrait lui reprocher ces méthodes que les voyous utilisent le long de l’histoire, comme cette utilisation de l’alcool pour révéler la bestialité autant que la mise hors de combat plus facile de protagonistes.
Que reste-t-il alors de ce champ de ruines ? une formidable enquête policière, au rythme toujours soutenu. Duca Lamberti est comme une météorite noire chue du désastre obscur du vieux monde éternel du crime
Bernard Daguerre
Giorgio Scerbanenco : Tous des traîtres (Traditori di tutti 1966) - Gallmeister, collection totem, traduction de Laure Brignon-300 pages- Édité successivement en France chez Plon, 10/18, Rivages – octobre 2023