Le cabaret de la dernière chance
First and last chance, le cabaret est ouvert tous les jours, s’y pressent Blacks, Mexicains, Irlandais, les laissés pour compte, les recalés de la vie. Dans ce catalogue de fêlés : Blaise développe son Eglise de la Connerie Incompréhensible ; Jorgensen, genre Stallone avec un cerveau, est chargé de l'espionner. Mais les Hell's Angels ont pris un coup de vieux : Pop vit dans sa caravane derrière la station service où le monde se réduit à un tas de pneus, T-Bird souffle dans sa trompette, entre Charlie Parker et Creedence Clearwater Revival (originaire d’Oakland), moulinant ses souvenirs quand il tondait la pelouse de Slattern pour 75 cents (la vengeance est un plat qui se mange chaud chez Williamson). Un ultime but, un seul rendez-vous le « Dick's Bar » à Oakland, sur les bords pollués de la baie de San Francisco. Le rendez-vous est immuable. Au "Dick's Bar", refaire le monde est facile, chacun son programme, ses folies à géométries variables. Dans cet entre soi : solidarité d’ivrognes, générosité des idées ; on y encule la crise, on y prépare la revanche, on y brandit le marxisme. « Les usines nous appartiennent ! ». A défaut de vivre sa vie, l'on regarde passer celle des autres, les autres qui courent après le rêve américain. "Là d'où je viens, on n'a pas besoin d'assurance, parce qu'on touche constamment le fond."
Au « Dick's Bar » ou à l’hôtel des courants d’air, on est éveillé, les yeux grand ouverts ; envolé, disparu, éclaté ce fichu rêve chimérique. Alors, du bord de la route, on crache l'invective, on vomit le sarcasme, on balance l'insulte, on vit sa liberté. « C’est la faute aux friqués ! ». On taille des costards aux B.C.B.G. (beau cul belle gueule) et on litanise les trente façons de reconnaître un enculé pour les passer à la casserole. Mais ces combats sur le champ de bataille dérisoire du « Dick's Bar » à Oakland, comme une fatalité du désespoir, ces batailles déjà menées déjà perdues, font long feu. Ce feu de mauvais alcool qui vous arrache la gorge à chaque lampée… Que leur reste-il à part une maigre dose de dignité ?
Williamson nous repassent les plats, pour une reconnaissance puisée dans les crises d'hier. Ecriture à l’estomac, du côté de Céline, Cormac McCarthy, Steinbeck et les Oakies des années trente, sans compter Miller Henry et le démontage de la morale. Au cinéma : on croiserait Dennis Hopper, Gena Rowlands, Charlie Sheen. Bukowski y est présent entre déglingue, pétasses et binouzes. Comme dans ses précédents romans, Williamson décrit les ravages de l’économie du renard libre dans le poulailler libre, dans une sorte de filiation avec James Agee de Louons maintenant les grands hommes, reportage en Alabama dans les années d’après crise de 29 en compagnie du photographe Walker Evans. Etrange réminiscence, dans Bienvenue à Oakland Williamson fait écho aux photos d’Evans. Qu'importe l'époque, la dèche aux yeux rouges vous traque dans l’ombre, en noir et blanc.
Devinette finale : quelle différence entre l’Henry Fonda des Raisins de la colère de John Ford et T-Bird Murphy, le personnage de Williamson ? 60 ans ! Pour le reste… tout change, rien ne change. Des millions d'humains sont toujours dans la salle d'attente, et la salle d'attente est de plus en plus petite
Patrice Lebrun (octobre 2011)