Un regard noir sur la saison cinématographique d’été
Notre ami Bernard Daguerre nous propose deux analyses de films que l'on a pu voir pendant l'été.
On attendait avec curiosité la nouvelle variante égyptienne du film noir avec Le Caire confidentiel de Tarik Saleh.
Une jeune et belle chanteuse est assassinée dans sa chambre d’hôtel luxueux ; son amant était l’un des plus riches promoteurs immobiliers du Caire ; est-ce lui l’assassin ? Une femme de ménage, immigrée soudanaise clandestine, témoin du crime, se cache et de la police et de l’assassin. Comment s’en sortira-t-elle ? L’inspecteur Noredine est chargé de l’enquête et s’y colle avec ardeur.
Voilà donc les pistes que le film va explorer avec gourmandise : un film de procédure policière, dans lequel on voit un flic se heurter très vite à la puissance des nantis, un parcours dans les strates de la société égyptienne, des plus clinquantes aux plus cachées ; avec d’un côté la corruption comme mode de vie quotidien de tous les habitants de la ville, flics compris, et de l’autre, la contestation politique démocratique qui commence. L’action se passe en effet en 2011, peu avant le début de la révolte de la place Tahrir.
Car l’ambition du film est celle-là : prendre prétexte de l’enquête pour mettre à nu les mouvements profonds de la société égyptienne. De ce point de vue, la gangrène très active de la corruption est montrée sans fard, elle règne en maître dans les rapports sociaux, professionnels. Elle est au centre de la contradiction vitale de Nouredine, qui est un « vrai » flic corrompu : des bakchich acceptés de sa voiture professionnelle, dans un assez beau travelling latéral déroulé le long de la rue où il habite, de l’argent de la victime dérobé dans son portefeuille lors de la fouille « scientifique », à ses relations avec son oncle commissaire et corrupteur en chef, la démonstration est complète.
D’où vient alors l’entêtement de notre flic à mener l’enquête, à protéger la jeune soudanaise et à harceler le promoteur proche du président égyptien et qui ne s’en cache pas ? Cette contradiction que le scénario peine un peu à nous faire comprendre se résout par le haut, si l’on peut dire, l’irruption des manifestations. Reste la trame d’un film noir très honorable ; lequel n’a pas pu être tourné au Caire, les autorités égyptiennes l’ayant refusé au vu du scénario, mais à Casablanca, au Maroc.
Une vie violente réalisé par Thierry de Peretti : ce n’est pas le premier film noir récent sur la Corse[1], mais c’est celui qui inscrit clairement un pan l’histoire politique de l’île dans sa chronique.
Ça commence avec l’exécution d’un homme abattu à coups de pistolet, la voiture incendiée par un commando agissant à visage découvert, sur une route le long d’un verger. Avant de remonter dans sa voiture, l’un des exécuteurs enjoint au silence, dans un geste explicitement menaçant, les ouvriers agricoles qui viennent d’assister à la scène. Emmanuel, étudiant à Aix en Provence, apprend ainsi la mort de son ami ; il va sauter le pas, passant de l’insouciance aisée de sa vie de jeune adulte au début d’un engagement, acceptant de transporter des armes. Le voilà en détention provisoire à Paris, endoctriné par des militants nationalistes emprisonnés, travaillant à plaisir la partie théorique de son engagement. Aussitôt libéré il s’engouffre avec ses potes dans une voie politique assez particulière que le film développe : un flirt sanglant entre action politique et racket.
Coups de main, menaces et exécutions, discussions politiques et viriles soirées alcoolisées vont ainsi alterner tout au long d’un récit qui refuse de jouer la carte du film de gangster à l’américaine.
La vie militante d’Emmanuel est plutôt vécue comme un engrenage, comme s’il subissait ce mélange d’affairisme et de conviction politique que tantôt il combat, tantôt il essaie de suivre. Le culte du chef, l’amitié profonde avec ses amis de jeunesse dont les engagements politiques sont plus flous que les siens balisent un singulier parcours, montré avec élégance : celui d’un jeune homme dont le chemin politico-criminel est plein d’une grâce mélancolique et solitaire.
C’est un film réussi d’abord dans son projet, singulier, rare, celui de raconter l’itinéraire de militants nationalistes corses de notre époque ; par sa manière de rendre compte de l’engagement hésitant de ce militant ; par l’approche de la violence- les morts ne sont jamais filmées en plan rapproché- tout en rendant palpable un climat permanent où l’immanence de la mort est toujours là, de jouer enfin du fatum : comme dans cette assemblée de femmes qui évalue la part inéluctable de la violence de leurs maris, frères et fils et s’en accommode.
BD
[1] De films noirs contemporains sur la Corse, on distinguera Le Silence d’Orso Miret-2004 et le premier film de Thierry de Peretti Les Apaches 2013