Du côté de la critique
Dans un salon, il y a bien longtemps maintenant, Claude Mesplède lançait à la cantonade : "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar". Je répondis instinctivement : "Salammbô, Flaubert". Il fut impressionné. Je tus l'horrible vérité : je connaissais l'incipit, sans avoir jamais lu le roman.
« De : Mathilde D., directrice des éditions Shalimar
A : Gustave Flaubert
Ref : votre manuscrit intitulé « Salammbô »
Cher Gustave Flaubert,
Vous m’avez pressée de répondre à vos multiples mails depuis un an, je vous dois donc cette réponse qu’il m’a été difficile de formuler. Car, malgré l’indéniable qualité d’écriture que possède votre manuscrit, il n’a malheureusement pas été possible de trouver une collection dans laquelle il aurait pu s’inscrire.
La collection « Shalimar Femme(s) » a renoncé à publier le roman, malgré son titre, à cause du très peu de place accordée à l’héroïne. Après quelques pages au début, il faut attendre 200 pages pour voir les amants Matho et Salammbô, se rencontrer, et encore, avec une telle pudeur, que la mort par amour de la prêtresse, au dernier paragraphe n’est tout simplement pas crédible. De plus, l’idée d’une femme possédée par la religion, par son père et par son amant n’est vraiment pas dans l’air du temps.
La collection « Shalimar Jeunesse » a catégoriquement refusé la publication, étant donné les scènes insupportables de sacrifices d’enfants et d’anthropophagie.
La collection « Shalimar D’homme à homme » a décliné en arguant du trop peu d’élan homosexuel dans le texte (seule la page 317 en fait mention entre guerriers et dans un contexte bien particulier).
La collection « Shalimar fantasy » n’a pas cru bon de l’éditer, malgré les scènes de bataille hallucinantes, à cause du manque manifeste d’éléments magiques qui auraient pu rivaliser avec les chefs-d’œuvre du genre.
La collection « Shalimar Histoire » reconnaît dans votre récit la trace des historiens romains et grecs, forcément partiaux vis-à-vis des Carthaginois. On sent parfois la fiche historique élaborée à partir de Wikipedia, mais la collection, bien qu’admirant vos inventions qui comblent les lacunes historiques, n’a pas cru bon d’éditer votre texte.
De même, la collection « Shalimar noir » a renoncé, malgré les scènes de meurtres et d’horreur très réalistes, arguant du fait que la tension narrative ne laisse pas la place à la réflexion sociale et à l’analyse projective des drames contemporains.
Enfin, la collection « Shalimar Blanche » note un incipit de grande qualité, une fresque pittoresque décrivant un Orient sensuel et cruel, mais un vocabulaire trop riche qui doit faire appel à plusieurs dictionnaires, des descriptions qui cassent le rythme et qui noient l’action, et des dialogues dont la faiblesse n’invite pas à une version filmée.
À ce propos, vous me suggérez, cher Gustave Flaubert, de me rapprocher des producteurs de séries, tel Netflix, mais vous m’accorderez que les moyens qui doivent être mis en œuvre (300.000 guerriers, des centaines d’éléphants, des dizaines de galères et de machines de guerre antiques, 3 villes fortifiées, des temples et des statues gigantesques…) peuvent refroidir les ardeurs cinématographiques.
Pour finir, sachez que nous recherchons des textes, certes, mais de préférence émanant de jeunes autrices de moins de 35 ans qui savent exprimer, par leurs désirs et leurs appréhensions, les convulsions de notre monde en pleine mutation.
Je souhaite, cher Gustave Flaubert, que vous trouviez auprès de nos confrères l’opportunité d’une édition à compte d’éditeur. »
Amicalement
Alain Bron, auteur