Et si on reparlait de David Peace
Françoise Croville et moi-même, tous deux membres du CA de 813, aimons beaucoup David Peace et notamment sa trilogie de Tokyo. Tokyo redux (Tokyo revisitée) est paru en mars 2022 aux éditions Rivages
Après que Jeanne Guyon m’a envoyé ce dernier opus en Service de Presse, en février, je l’ai lu puis fait suivre à Françoise. De là est née l’idée d’un travail à deux voix.
Françoise a rédigé une notice de lecture et moi-même ai eu l’envie de rédiger une remarque stylistique. C’est ce travail que nous partageons avec vous, un peu en décalage. Si vous ne connaissez pas Peace, c’est le moment de vous y mettre. C’est un auteur qui a peu produit (essentiellement la tétralogie consacrée à l’éventreur du Yorkshire (Red riding quartet) et deux romans autour du Football) mais des écrits dont le style est très travaillé. Une sorte de maniériste de l’écriture. Un auteur qui se mérite.
Voici le fruit de notre travail. Notre coup de ♥.
Sur les rails avec David Peace
David Peace n’est pas de ces auteurs qui écrivent de « bons petits polars ». Il scrute, décortique, analyse, fouille au plus profond de la société dans laquelle il vit à la lumière de son histoire récente. Après avoir passé la Grande-Bretagne au scalpel, il est allé vivre au Japon et a fait subir le même traitement à son pays d’élection. Si plus de 10 ans se sont écoulés entre ses deux derniers romans ce n’est pas un hasard : l’auteur travaille à partir de sources très précises, d’archives, de documentation car, s’il aborde ses histoires par le biais de la fiction, elles sont toutes basées sur des faits réels qui ne souffrent pas l’approximation. D’ailleurs, chez Peace, rien n’est laissé au hasard, tout a une raison d’être, jusqu’à la moindre virgule. C’est un auteur qui se mérite, il est difficile d’abord, mais quelle récompense de lire des œuvres qui nous font nous sentir intelligents, nous donnent envie de les énoncer à haute voix, et résonnent encore en nous bien après les avoir terminées. Comme il s’imbibe de l’Histoire et de la réalité sociale de la ville où il vit, ses romans nous imprègnent encore au-delà de leur simple lecture.
Tokyo donc, et, bien évidemment, pas n’importe quand : en 1949 quand les Américains occupent le pays, pour ce qui est du 3ème et dernier volet de cette trilogie très très noire après Tokyo année zéro et Tokyo ville occupée. On peut d’ailleurs considérer que Tokyo, ville que l’auteur aime profondément et à laquelle il a voulu rendre hommage, fait partie des personnages de cette trilogie.
Période courte que cette occupation qui ne dura que 7 ans, mais d’une importance cruciale pour un pays qui tentait de se reconstruire.
L’affaire Shimoyama fit grand bruit. David Peace dit lui-même que la seule qui pourrait lui être comparée est l’assassinat de Kennedy, non seulement par le retentissement qu’elle a encore de nos jours dans le pays, mais aussi du fait qu’elle ne fut jamais résolue.
Les faits : Shimoyama Sadanori, président des chemins de fers japonais est retrouvé mort sur une voie… de chemin de fer précisément. Cet homme puissant venait d’annoncer le licenciement de dizaines, voire de centaines de milliers de cheminots Ce qui peut apparaître comme un meurtre, puis comme un suicide n’est, bien évidemment, pas clair : Shimoyama, riche, puissant, nanti d’une famille aimante, et passionné depuis son enfance par les chemins de fer, n’avait, à priori, aucune raison de se suicider. Sauf si l’on adopte un autre point de vue et si tous ces éléments en cachaient d’autres. David Peace va suivre trois enquêteurs différents à trois époques différentes, un peu comme une trilogie au sein-même de la trilogie.
Dès 1949, l’Américain Harry Sweeney, archétype du flic de roman noir, est le premier à tenter de décortiquer l’affaire. Noyé dans des vapeurs de whisky, il sera le aussi le premier à s’y casser les dents et retournera, bredouille et écœuré, dans son Montana natal.
Puis, en 1964, c’est-à-dire à la date de la clôture du dossier, nous suivons un détective privé Murota Hideki, qui enquête sur un auteur (Kuroda) qui enquêtait lui-même sur l’affaire et qui a disparu, dans une mise en abyme aussi vertigineuse que labyrinthique et d’une poésie noire. C’est avec ces deux Japonais que nous allons vivre les passages les plus sordides de l’histoire, entre alcool, violence et désespoir. Nous ferons, à l’occasion, une plongée dans le monde des écrivains de polar japonais, eux-mêmes obsédés par l’affaire Shimoyama.
Enfin, en 1988, lors de l’agonie de l’empereur Hirohito, nous allons retrouver un étrange personnage, Américain et traducteur, mais aussi ancien membre de la CIA, inspiré à l’auteur par plusieurs personnages réels. L’auteur dit lui-même avoir été influencé par le maître de l’espionnage, John Le Carré pour la création du personnage de Don Reichenbach, cet homme profondément triste, tendre et sensible qui semble vivre, ni tout à fait dans le passé, ni tout à fait dans le présent, mais plutôt dans un entre-deux peuplé de fantômes et décrit dans un style plus apaisé mais d’une infinie mélancolie.
Pas plus les uns que les autres ne réussiront à élucider l’affaire qui, en effet, ne le fut jamais. Américains, nationalistes voulant faire porter le chapeau aux communistes ? Communistes eux-mêmes ? On ne le saura jamais. Comme des voies de garage, aucun indice n’aboutira, mais le lecteur en aura appris beaucoup sur le Tokyo d’après-guerre et sur la société japonaise au-delà de l’imagerie de carte postale. Ici, pas de cerisiers en fleurs, mais des voies de chemins de fer qui se croisent et se séparent sous une pluie noire, sale, incessante et poisseuse.
Avec sa construction hallucinante de trilogie dans la trilogie, d’enquête dans l’enquête, nous avons là, non pas un « bon polar » mais un très grand roman noir, tout à fait exceptionnel, tant dans son fond que dans la forme qui le porte et le magnifie. Lire Peace est une expérience sans pareille, et il est sans doute un des plus grands auteurs contemporains, tout simplement en train de dépasser un de ses maîtres, James Ellroy.
David Peace, Tokyo revisitée, Rivages Noir, 2022, traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias
Françoise Croville
Pour faire suite à la notice de Françoise qui écrit « Chez, Peace, rien n’est laissé au hasard, tout a une raison d’être, jusqu’à la moindre virgule. ». C’est totalement vrai. Le petit texte qui suit va essayer de vous le montrer. Mais ça n’est pas limitatif, on pourrait trouver encore énormément d’autres angles d’attaque pour aborder le style de cet auteur...
Image : Le Blog du Polar de Velda, David Peace à QdP en 2016
De l’essentialité des choses , des séquences narratives chez David Peace
Si vous avez déjà lu David Peace, vous vous êtes immanquablement rendu-compte du travail qu’il effectue sur le style et les répétitions.
Nous nous intéressons aujourd’hui à une technique concernant les séquences narratives et de l’apparente inutilité d’un certain nombre d’éléments qui les constituent.
Je prends pour exemple cet extrait de Tokyo revisité (Tokyo redux) le dernier volet de sa trilogie, en me posant cette question pourquoi utiliser tant de mots alors que l’efficacité de la narration consisterait à aller à l’essentiel. Dans tous les stages d’écriture, on vous apprend qu’il faut toujours réduire au maximum.
Je prends pour exemple cet extrait du roman -un peu long... l’extrait- (p. 201-202) mais on pourrait en trouver d’innombrables dans ses derniers romans. Désolé, l'extrait est un peu long ; pour mieux apréhender le style de l'auteur.
« Une dernière chose, dit Murota Hideki.
Oui ? dit l'homme, jetant un coup d'oeil à son poignet, à ses boutons de manchettes et à sa montre. Oui ?
Ce manuscrit ? Ce bouquin pour lequel, m'avez-vous dit, un de vos prédécesseurs a stupidement accordé une si grosse avance...
Oui ? répète le jeune homme.
Ça parlait de quoi ?
L'affaire Shimoyama, il me semble, dit l'homme, soupirant, avant d'ajouter : Je suis sûr que vous vous en souvenez...
Oui, dit Murota Hideki. Je m'en souviens.
Mais, pour ne rien vous cacher, dit l'homme, personne ne croit qu'il l'ait effectivement écrit, ni même qu'il l'ait terminé. Et cela nous convient parfaitement. On préférerait récupérer nos fonds.
Je vois, dit Murota Hideki hochant la tête, regardant le jeune homme qui s'incline de nouveau, qui le remercie de nouveau avant de sortir du bureau et de fermer la porte derrière lui.
L'homme est parti.
L'homme est parti et Murota Hideki se lève, se dirige vers la porte et colle l'oreille contre la porte vitrée. Il écoute : l'homme s'éloigne dans le couloir et descend l'escalier.
Murota Hideki ouvre la porte. Il va dans le couloir, jusqu'au bout du couloir, les escaliers sur sa gauche, les toilettes sur sa droite. Il entre dans les toilettes, passe devant le lavabo, le cabinet et l'urinoir pour aller à la fenêtre. La fenêtre est entrouverte, elle est tout le temps entrouverte, Murota Hideki l'ouvre en grand, jette un oeil à l'extérieur pour voir la rue en contrebas —
Pour voir ce type —
Le type qui dit s'appeler Hasegawa, le type qui, sortant de l'immeuble, s'approche d'une vieille voiture grise garée dans la rue, probablement une Toyopet Master, mais certainement pas un taxi. Le type ouvre la porte arrière, mais ne monte pas dans la voiture. Il se penche à l'intérieur, cela dure une minute ou deux. Puis il ferme la portière et la voiture démarre, passe devant le sanctuaire et disparaît sous les voies de chemin de fer. Le type qui dit s'appeler Hasegawa regarde la voiture qui s'éloigne, sort son paquet de cigarettes, en allume une, puis il traverse la rue, longe les voies de chemin de fer vers le sud en direction de la gare, sa cigarette à la main, sans son attaché-case, l'homme disparaît, hors de sa vue.
Menteur, marmonne Murota Hideki, tournant la tête et se dirigeant vers l'urinoir. Il baisse sa fermeture éclair et pisse un coup. Il remonte sa fermeture éclair et va au lavabo. Il ouvre le robinet et prend de l'eau dans le creux de sa main. Il s'asperge le visage, il se mouille le cou. Il capte brièvement son reflet sous la crasse, sous la crasse du miroir au-dessus du lavabo : cinquante-deux ans, le cheveu rare, bouffi et un look de merde. Il sourit et dit : Pas que le look, une vraie merde.
Il ferme le robinet, se sèche les mains sur son pantalon ; sortant son mouchoir, il trouve au fond de sa poche un paquet de cigarettes écrasé. Il s'essuie et se sèche le visage, remet son mouchoir dans sa poche, garde le paquet de cigarettes, il en reste une, complètement tordue. Il porte la cigarette à sa bouche, froisse le paquet de cigarettes vide, le jette dans la corbeille en ferraille sous le lavabo et se tâte tout le long du corps : les poches de devant de son pantalon, celles de derrière, la poche de sa chemise, rien. Il se regarde à nouveau dans la crasse de la glace, la cigarette tordue à la bouche qu'il n'a pu allumer et dit : Sacré menteur !
Il dit au revoir au miroir, au revoir aux toilettes et retourne dans le couloir, rentre dans son bureau, regagne sa table de travail et se rassied. Il soulève les billets, il soulève l'enveloppe. Il repousse son agenda, son stylo. Il regarde sous le calendrier, sous les cendriers. Il cherche parmi les stylos et les crayons, fourrage sous les bouts de papier et autres merdouilles qui traînent sur son bureau. Il ouvre le tiroir supérieur du bureau, farfouille dans le tiroir, sort une liasse de cartes de visite et les passe en revue une par une, secouant la tête. Il fourre les cartes de visite dans le tiroir qu'il referme. Il repousse sa chaise, regarde en dessous, regarde sous son bureau. Il se relève, fait le tour du bureau et regarde sous l'autre siège de l'autre côté de son bureau, regarde par terre, soulève des magazines, des journaux puis les repose par terre, dans la poussière et sur les taches, il répète : Imbécile, imbécile, imbécile.
De nouveau, il secoue la tête, se traite de tous les noms, puis se dirige vers les étagères murales. Il prend l'annuaire, le pose sur son bureau. Il s'assied et ouvre l'annuaire. Il le feuillette, trouve le nom de la maison d'édition, le numéro de téléphone de la société. Il décroche le combiné, insère le doigt dans le premier trou du cadran et compose le numéro. Il entend la sonnerie au bout de la ligne, écoute la standardiste qui décline le nom de la société et il dit : Hasegawa-san, je vous prie. J'ignore dans quel service il travaille actuellement, désolé.
Et qui dois-je annoncer ? demande la fille. »
Prenons la première séquence :
« Murota Hideki se lève, se dirige vers la porte et colle l'oreille contre la porte vitrée. Il écoute : l'homme s'éloigne dans le couloir et descend l'escalier.
Murota Hideki ouvre la porte. Il va dans le couloir, jusqu'au bout du couloir, les escaliers sur sa gauche, les toilettes sur sa droite. Il entre dans les toilettes, passe devant le lavabo, le cabinet et l'urinoir pour aller à la fenêtre. La fenêtre est entrouverte, elle est tout le temps entrouverte, Murota Hideki l'ouvre en grand, jette un oeil à l'extérieur pour voir la rue en contrebas —
Pour voir ce type — »
L’efficacité aurait voulu qu’il écrivît : « Murota Hideki se lève, colle l'oreille contre la porte vitrée. Il écoute : l'homme s'éloigne dans le couloir et descend l'escalier. »
Poursuivons : « Murota Hideki ouvre la porte. Il va dans le couloir, jusqu'au bout du couloir, les escaliers sur sa gauche, les toilettes sur sa droite. Il entre dans les toilettes, passe devant le lavabo, le cabinet et l'urinoir pour aller à la fenêtre. La fenêtre est entrouverte, elle est tout le temps entrouverte, Murota Hideki l'ouvre en grand, jette un oeil à l'extérieur pour voir la rue en contrebas »
Donc ce paragraphe aurait pu être rédigé ainsi :
« Murota Hideki se lève, colle l'oreille contre la porte vitrée. Il écoute : l'homme s'éloigne dans le couloir et descend l'escalier.Murota Hideki va jusqu’au bout du couloir, entre dans les toilettes. La fenêtre est entrouverte. Il l’ouvre en grand et jette un oeil pour voir la rue en contrebas. »
La question que l’on ne peut manquer de se poser, mais pourquoi tant de précisions ? Et que dire de la séance de miction décrite avec encore tout autant de minutie, nettoyage des mains compris.
On est en pleine écriture behavioriste. « Behaviorisme : Théorie qui limite la psychologie à l'étude du comportement. » Le Robert L’individu et ses actions même les moindres décrits sans affect nous donnent des indications sur sa personnalité.
Vous aurez noté que la fin de ce paragraphe est présentée ainsi :
«Murota Hideki l'ouvre en grand, jette un oeil à l'extérieur pour voir la rue en contrebas —
Pour voir ce type — »
Il place quatre mots entre tirets et rejette le dernier tiret à la ligne. D’ailleurs si on regarde la fin des paragraphes suivants :
... Il sourit et dit : Pas que le look, une vraie merde.
... et dit : Sacré menteur !
... il répète : Imbécile, imbécile, imbécile.
Vous avez noté aussi que l’univers autour de lui résiste : « jusqu’au bout du couloir » (.../...) il doit passer «devant le lavabo, le cabinet et l'urinoir pour aller à la fenêtre »... celle-ci « est tout le temps entrouverte » On relève aussi que son bureau est particulièrement en désordre « les bouts de papier et autres merdouilles qui traînent sur son bureau »
Alors ? que nous dirait cet extrait ?
En fait que le personnage est très troublé par ce qu’il vient de vivre. Tous les gestes qu’il accomplit les uns après les autres, décrits si minutieusement sont autant de signaux d’alarmes : « Ce type » n’est pas clair. « Ce type » lui a menti. Au point qu’il va retourner systématiquement son bureau pour pouvoir retrouver un numéro de téléphone -qu’il ne trouve pas- et finir par consulter l’annuaire.
Je m’étais fait la même remarque en lisant Rouge ou mort. Notamment les passages qui suivent l’éviction de Bill Shankly de son poste d’entraîneur. On le voit suivre son ancienne équipe et surtout ne rien faire, répéter, jour après jour, les mêmes gestes inutiles : sortir le chien, tondre la pelouse, regarder la télévision. Ad libitum. Et cela se répétait, se répétait...
L’effet produit était celui d’un désespoir total. Le vide incommensurable d’une existence qui n’avait plus aucun intérêt. Déchirant.
Ici rien d’aussi désespéré mais une mise en évidence de l’essentiel noyé dans ce flot de gestes décrits avec minutie : ce type est un menteur ; lui-même est une vraie merde, un imbécile. Il doit vérifier.
Si vous repérez d’autres passages développant ainsi des éléments absolument pas intéressants pour la diégèse (la narration), regardez-y de plus près. Vous verrez qu’ils ont leur utilité.
Loin de lasser le lecteur qui certes doit s’accrocher – il faut du temps pour lire Peace- , ce pur behaviorisme crée une petite musique qui constitue une des forces de l’écriture de David Peace. Vous en avez encore tant d’autres à découvrir.
Boris Lamot