Jean Zay et Valentine Imhoff, deux chroniques de Serge Breton
16 septembre 2022
20 juin 1944. Trois miliciens extirpent un prisonnier de sa cellule. La route est courte jusqu’au lieu de son exécution sommaire. Son corps ne sera retrouvé et identifié que deux ans plus tard.
Un homme est ainsi mort à Molles, dans l’Allier. Jean Zay n’avait que 40 ans. Père juif, mère protestante, humaniste et franc-maçon, ses crimes relèvent de l’air d’un temps brun, dont le souffle, hélas, ne tarit pas. On connaît le ministre visionnaire du Front populaire, initiateur de politiques éducatives et culturelles innovantes. On sait moins que, le temps d’un unique roman, Jean Zay s’est adonné à la littérature policière…
La Bague sans doigt est publié en 1942, sous le pseudonyme de Paul Duparc. L’intrigue part de la découverte, à Blois, d’un cadavre à l’auriculaire sectionné et trouvera son épilogue échevelé dans le désert égyptien.
Écrit en captivité, ce roman est d’abord un récit… d’évasion. Les péripéties s’enchaînent à un rythme qui fait la part belle aux coups de théâtre, mêlant enquête policière et aventure exotique. Et si le romancier amateur aligne nombre de poncifs (complot, sosie, trésor mystérieux…), c’est pour le plaisir manifeste d’en découdre. La Bague sans doigt séduit par sa narration condensée et fluide, à même de donner des leçons à bien des écrivaillons actuels, dont les pavés indigestes trustent les têtes de gondole…
Et puis, bien sûr, le militant a épicé son texte d’actes de résistance, comme autant de subtils éclats disséminés entre les lignes, bravant la censure. Le plus savoureux ? Sans doute le personnage du juge d’instruction atteint de surdité, tandis que son greffier peine à accomplir sa tâche, handicapé par sa forte myopie. Allégorie d’une justice sourde et aveugle… à l’image de celle de Vichy.
Cette piquante résurrection est due à un discret éditeur d’Orléans, ville natale de Jean Zay.
6 décembre 1917. Deux navires, dont un bourré de munitions, entrent en collision. Le port et la ville d’Halifax (Nouvelle-Écosse) sont soufflés par la plus gigantesque explosion provoquée par l’homme avant Hiroshima. Plus de 11 000 morts et blessés, une myriade de traumatisés à vie…
Le Blues des phalènes déterre un événement largement oublié et bouleverse le lecteur à travers la destinée fictive d’une poignée de rescapés. Comme pour prolonger la démentielle onde de choc de la déflagration, Valentine Imhoff projette l’âme meurtrie de ses personnages dans les années 1930, au cœur d’un rêve américain qui se désintègre lui aussi…
Il y a Milton, hanté par une encre violette, honni des siens parce qu’il est artiste. Il y a Arthur, collectionneur de bêtes mortes, engagé volontaire dans l’armée, veilleur de nuits pleines de souffrances. Il y a Pekka, dont les identités variées ne cessent de réinventer son malheur. Il y a Nathan, « le fils de l’explosion », avec juste un cœur dans un bocal.
Et puis il y a les autres, les hobos, les miséreux, les humiliés. La plèbe, les piétinés d’une nation qui enfante, dans la douleur du krach de 1929, son capitalisme cannibale…
Valentine Imhoff avait impressionné avec Zippo (lire Options de décembre 2019). Elle confirme ici son regard sensible et féroce. La poésie du titre est trompeuse. Fresque foisonnante et éclatée, d’une lecture peu paisible, son roman brasse le chaos, traque les âmes vacillantes (son thème de prédilection) qui tentent de survivre.
De l’Exposition universelle de Chicago, dont l’atmosphère de poudre aux yeux est magistralement restituée, à la répression sanglante de la « Bonus Army » – ces vétérans de la Grande Guerre réclamant une prime en souffrance –, l’écriture dense et empathique privilégie l’humain, sans éclipser le désordre intérieur d’une nation qui sombre.
Les raisons de la colère de Valentine Imhoff n’ont rien à envier à celles de Steinbeck, Dos Passos ou London. Elles vibrent aussi comme un espoir de recommencement…
Serge Breton