Le cinoche de Bernard : La Isla Minima
Ça débute par une succession de plans fixes colorés dessinant d'improbables figures abstraites jusqu'à ce que l'on comprenne qu'il s'agit du cadre géographique de l’histoire : des paysages d'Andalousie, eau et terre mêlées, vus en plans aériens. Cette représentation du delta du Guadalquivir reviendra à plusieurs reprises dans le film, comme pour nous signifier la difficulté à rendre lisible l’opacité et les méandres du récit. Et dans la séquence suivante, les deux policiers enquêteurs peuvent déjà ressentir la difficulté à s’introduire dans un lieu situé comme à l’écart du monde : plantés devant leur voiture en panne, ils sont obligés de faire une entrée peu glorieuse dans le village de leur enquête, juchés sur la remorque d'un tracteur.
Le cadre politique de l’histoire policière se rappelle au spectateur, en même temps que la disparition de deux adolescentes, affaire pour laquelle Pedro et Juan, les deux flics, ont été envoyés de la capitale. Nous sommes en septembre 1980, la transition démocratique espagnole est à l’œuvre également dans la police : Pedro, un démocrate s’est affiché comme tel depuis longtemps dans son travail, ce qui lui a valu d’être mis à l’ombre aux derniers temps de la dictature. Juan, le plus âgé des deux, est un flic à l’ancienne si l’on peut dire : il s’est illustré dans les sinistres BPS, ces brigades politico- sociales bras armés du franquisme, qui tuèrent et torturèrent en toute impunité des militants antifranquistes. La révélation du passé des deux hommes si dissemblables et pourtant obligés de coopérer constitue l’arrière plan fondamental du film ; et l’ordre ancien de la dictature n’est pas si loin lorsque Pedro découvre, dans la chambre d’hôtel qui les loge le premier soir, un crucifix mural, orné si l’on peut dire des photos en médaillon d’Hitler, Franco, Mussolini et de Salazar. Cette brutale résurgence d’un ordre ancien scande la plongée dans un univers plutôt indéchiffrable pour Pedro. À la différence de Juan à l’aise pour saisir l’ambiance d’une soirée festive et conjuguer investigation et plaisir.
Les cadavre des filles affreusement mutilées augmente la pression sur les épaules des policiers ; d’autant que leur enquête risque de mettre à jour (en le perturbant) un trafic d’héroïne qui prospère chez les paysans et pêcheurs des marais… S’ajoute encore la menace de grève des journaliers venus pour la récolte du riz sur les grands domaines tenus par de riches latifundiaires; puis on découvre d’autres enlèvements de jeunes femmes, faisant suspecter l’existence d’un tueur sexuel en série, sur fond d’une grande misère des habitants.
C’est au carrefour de toutes ces dimensions que se déroule l’enquête, sous la double fascination : pour le spectateur du film, de la beauté sauvage des paysages, univers frôlant le fantastique et l’onirique ; pour Pedro la dimension professionnelle de la violence à utiliser qu’il finit par accepter, laissant un goût amer à la conclusion de l’histoire…
Un polar ibérique convaincant, certes parfois un peu démonstratif, mais tout à fait réussi.
BD