Le ciné de Bernard Daguerre... Tome 1
Si Paris l’avait su ( So long at the fair, Grande-Bretagne de Terence Fischer et Anthony Darnborough, 1950, 1h41) avec Jean Simmons et Dirk Bogarde
Paris est un mystère, la version de Terence Fisher
Une curiosité comme sait si bien en proposer le festival de La Rochelle (le film sera bientôt distribué en salle) : l’un des premiers films de Terence Fischer (cosigné avec un certain Anthony Darnborough), et 2 ans avant le début de sa longue collaboration avec la célèbre maison de production la Hammer films. Le maître britannique du film d’horreur et de fantastique réalise ici une œuvre déjà toute parée de l’utilisation parfaite des codes du film d’angoisse.
Vicky Barton (Jean Simmons) se réjouit d’arriver à Paris au moment de l’exposition universelle de 1889. Elle couve Paris des yeux comme un gros gâteau promis à son appétit de jeune femme naïve et enthousiaste. Plus que son frère qui, fatigué du voyage entrepris depuis Naples, s’effondre après une première soirée passée au Moulin Rouge. On ne le reverra pas. En effet, sa sœur, au matin suivant, ne trouve plus trace de son passage auprès des hôteliers qui nient l’avoir accueilli la veille ; la chambre qui lui avait été attribuée n’a jamais existé, affirment-ils à la jeune fille. Nous savons bien, avec Vicky, que ces louches Français mentent. Passant d’un courte période de recherche compulsive à un état d’abattement, voire de désespoir, la jeune femme n’est pas la mieux armée pour lutter contre ces mauvaises gens ; heureusement un peintre anglais, bien établi dans la bohème parisienne, interprété par le délicieux Dirk Bogarde jouera au détective avec brio, de surcroît amoureux.
Bien sûr, on trouvera dans ce film les indices de l’œuvre à venir : les repérer par exemple dans le décor gothique, réduit à l’essentiel, de l’hôpital relégué dans les faubourgs de Paris ; ou encore dans les couloirs et façades en trompe-l’œil de l’hôtel qui scellent la clef du mystère, où la surabondance des plantes d’intérieur et des teintures suscite comme un sentiment d’étouffement. Mesurer aussi comment Paris et ses habitants (enfin, quelques-uns) sont aussi inquiétants que certain village de Transylvanie.
On pourrait voir ce film comme une de ces parfaites série noire, un bon petit suspens, de surcroît en costume ; comme si Fischer, une fois la preuve entendue de sa maîtrise des codes du film noir, avait déblayé la route pour porter son art vers d’autres horizons.
BD le 13/07/11
La chasse (Erik Løchen, Norvège, 1959, 1h34)
Scènes de chasse en Norvège
Dans les premières images du film, on voit un triste convoi parcourir une lande d’altitude : un grossier cercueil en bois dépasse d’une charrette conduite par un paysan. Le narrateur du film, hors champ, interviewe le policier qui l’escorte, lequel se montre vague sur l’affaire. Peut-être en sera-t-on un peu plus lorsque les trois protagonistes du film, carabine à l’épaule, se placent pour une photo de groupe devant une cabane-refuge ? C’est la femme, Guri (l’actrice Benedikte Liseth en séduisante Diane chasseresse), qui prend en photo des deux hommes. Elle délaisse son appareil pour expliquer, toujours au narrateur invisible, que Bjørn, le plus grand, est son mari et Knut l’ami de ce dernier ; et non, ce n’est pas son amant répond-t-elle au narrateur. Knut la contre avec vigueur . Qui croire ? Et lequel des trois personnages a été tué dans la partie de chasse ?
Sur un rythme de jazz, cette superbe introduction sonne comme une séquence d’un cousinage nordique avec la nouvelle vague française.
Le film procède comme une charade filmée : additionnant de manière originale les séquences, une fois l’hypothèse établie, il joue avec la linéarité traditionnelle du récit et ravit d’aise le spectateur en laissant intact, jusqu’à la dernière image, le suspens. Le film est vu du point de vue de Guri, partagée entre Bjørn et Knut, troublée et attirée par ce dernier qui, tantôt se livre à une cour pressante, tantôt s’efface. Les scènes de chasse, chiens à l’arrêt ou parcourant l’immense lande, dans laquelle les chasseurs tirent le gibier avec une fortune diverse, sont comme une respiration dans l’histoire ; c’est aussi un superbe hommage à la nature, comme le soulignait son petit-fils, le cinéaste Joachim Trier, lors de la présentation du film. Ces plans alternent avec ceux d’une virile compétition entre les deux hommes : bagarre nocturne dans une chambre d’hôtel, tir au fusil des volatiles considéré comme une compétition. Parfois enjoué et presque malicieux, La chasse est un bijou de construction narrative dont la modernité entraîne et séduit.
BD le 7 juillet 2011
Le voleur (Louis Malle, 1967, France, 2h05) avec Jean-Paul Belmondo et Geneviève Bujold
La solitude du cambrioleur
Vu au festival de La Rochelle, avec une brève et dense intro de son scénariste, Jean-Claude Carrière, le film de Louis Malle est une adaptation très enlevée du roman de Georges Darien. Elle restitue avec brio l’époque du tournant de la fin du XIX siècle en France ; où l’on voit que si le capitalisme est international, le vol, activité lucrative, l’est aussi, puisque le récit nous mène en Belgique et en Angleterre.
Un voleur solitaire, Georges Randal, interprété par Jean-Paul Belmondo, pille avec méthode de riches demeures de maîtres, opérant le plus souvent la nuit, quelquefois en plein jour avec une hardiesse inouïe, par exemple pour dérober un superbe collier, cette fois-ci avec une équipe professionnelle (et un ours ariégeois bien d’époque). Figure de l’art de la cambriole, il est à l’opposé d’Arsène Lupin, ce gentleman patriote qu’il précède de quelques années. Randal ne tient pas au panache et au dandysme extraverti de Lupin. Élégant certes et soigné dans sa mise, il ouvre, éventre, force portes et tiroirs avec l’habileté d’un orfèvre, opérant avec sa trousse de secours « comme un chirurgien », ainsi que le commente Charlotte, son amour de jeunesse, interprété par Geneviève Bujold. Issu d’un milieu très bourgeois, il est sans illusion sur celui-ci. Pour parler moderne, il lui crache dessus. D’ailleurs il évolue dans un monde résolument hostile, où il doit être tout le temps aux aguets, et où les femmes sont aussi vénales que les hommes, à l’exception de Charlotte. Il répond à l’avidité égoïste des bourgeois accapareurs par une démarche tout à fait individuelle, proche de la reprise. Pour autant, il récuse la voie de l’anarchisme, tentative de récupération politique de son activité : on le voit bien face à l’anar Cannonier (interprété par Charles Denner) qui voudrait le recruter. Et, dans le même temps, on a, comme en surimpression lointaine, la tentation boulangiste d’un député lors d’un banquet à Dieppe. Non vraiment, la politique, ce n’est pas son truc. Quant à la dimension philosophique de son activité, c’est un curieux curé, l’abbé de La Margelle, qui l’illustre, personnage interprété avec une cynique maestria par Julien Guiomar : issu tout armé de la cuisse du roman-feuilleton du XIXe, il constitue comme une caution morale de l’activité du cambriolage, personnage désabusé et mystérieux, chef d’une bande internationale que Randal fréquente mais point trop. Il ne lui reste au fond que le vol, considéré non comme un des beaux-arts, mais comme une activité nécessaire, suffisante, indispensable et sans fin.
Pour exprimer le pessimisme désabusé –bien dans la pensée de Darien (qu’on pense à son pamphlet La belle France ou à son roman sur la Commune de Paris, Bas les cœurs), il y a le jeu mesuré de Belmondo qui exprime à merveille le sang-froid athlétique de Randal, autre variation du personnage de dandy mélancolique si réussi dans un de ses précédents films, Le feu follet (1963). Et aussi l’art, très épuré, de filmer de Malle, dans ces petits matins blêmes, où le voleur s’expulse de ses cambriolages, saturé de labeur et la barbe bleuie, Sisyphe condamné à sa tâche.
Bernard Daguerre 4 juillet 2011
Le privé de Robert Altman ( The long goodbye, Etats-Unis, 1973, 112 mn) avec Eliot Gould, Sterling Hayden et Nina Van Pallandt – DVD disponible chez MGM
Privé de Chandler ?
C’est la seule adaptation au cinéma d’un des plus célèbres romans de Chandler, The long goodbye. On connaît le sujet du récit : Philip Marlowe est pote avec Terry Lennox, beau gosse bourré de fric grâce à ses conquêtes féminines, alcoolique sans tenue, mais non sans charme. Marlowe accepte de le convoyer une nuit, au pied levé, vers le Mexique, ignorant que sa femme a été assassinée. Ce sont les policiers qui le lui apprennent à son retour lorsqu’ils l’appréhendent. Marlowe passe quelques jours en cabane sans desserrer les dents. Puis il est contacté pour mener une enquête sur la disparition d’un écrivain, Robert Wade dont l’entourage est en lien avec celui de Lennox. On taira la chute de l’histoire- suspens oblige- brutale variation sur le thème de l’amitié trahie.
C’est aussi une trahison, disent les aficionados de l’écrivain, de l’esprit si ce n’est la lettre du roman de Chandler et du comportement traditionnel de son héros. On remarquera que le scénario est signé de Leigh Brackett, celle-là même qui participa à l’adaptation du Grand sommeil de Hawks, quasiment un quart de siècle plus tôt. Et c’est le réalisateur Altman qui affirme dans une interview recueillie dans la revue Cinématographe que l’idée de cette chute venait d’elle et qu’il l’a bien sûr conservée. Bon, voilà pour cette première défaillance.
La seconde s’inscrit plus généralement et on aurait dû commencer par elle, dans la manière de camper le personnage du détective. Altman a choisi de le faire évoluer dans le Los Angeles des années 70, années de floraison du mouvement beatnik et de ses suites, et de contestation sociale. Il a imaginé une modernisation iconoclaste de Marlowe, continuant son travail de démythification de la grande geste cinématographique étasunienne (après le western avec John Mc Cabe deux ans auparavant, et avant Nous sommes tous des voleurs 1974). Eliot Gould interprète le privé chandlerien : acteur plutôt à l’aise dans le registre comique (voyez Mash du même Altman), il soliloque ici sans cesse, dans une espèce de monologue dont le spectateur est souvent le seul témoin, silhouette dégingandée, toujours habillée en costard cravate, même si le plus souvent la tenue est relâchée (cravate négligemment nouée et costard en tire-bouchon), et la clope au bec. Il a une manière bien à lui (qu’on dirait adolescente) de s’approprier les espaces en frottant son allumette à tous les espaces planes qu’il rencontre pour allumer sa cigarette : murs blancs de sa chambre zébrés d’ailleurs de longues traces noires, vitres du supermarché ou de la demeure de l’écrivain chez lequel il enquête, macadam de la route mexicaine…Et cette manière d’être hors-jeu quasiment tout le temps du film n’est pas en effet la bonne manière du privé de la saga chandlerienne : plus exactement, elle ressort ici d’avantage du comportement volontairement (ou pas) immature du héros, que portée par les ressorts d’une intrigue obscure et la droiture de Marlowe, comme cela se déroule dans le roman. D’ailleurs, dit-on, les attitudes de Gould inquiétait les producteurs qui l’auraient obligés à consulter un psy, craignant qu’il ne soit mentalement instable.
On pourra consulter avec grand profit ce que François Guérif écrivait dans le « film noir américain » sur le film d’Altman.
Quoiqu’il en soit de ces coups de canifs ( de navaja devrait-on dire) – ou plus-portés au corpus de l’œuvre de Chandler, bref une adaptation infidèle, le film d’Altman est quand même à mes yeux une réussite. En dépit d’un certain maniérisme, celui de faire évoluer les personnages, filmés derrière des cloisons de verre, comme pour fragiliser leur identité : celle de Marlowe justement espionné à travers la glace sans tain de la salle d’interrogatoire, qu’il macule malicieusement à l’encre noire qui a servi à prendre ses empreintes, après s’en être joyeusement tartiné le visage ; celle de la luxueuse maison de verre de l’écrivain, au bord de la plage, dans l’enclave pour riches de Malibu, la caméra tantôt filmant de l’extérieur les personnages qui s’agitent à l’intérieur, tantôt filmant de l’intérieur le dialogue entre Marlowe et la femme de Wade pendant que le suicide de l’écrivain dans l’océan est reflété dans la vitre, jolie construction.
Non, ce qui tient la route malgré tout, c’est l’espèce de nonchalance qui préside au déroulement de l’enquête. C’est aussi la « fidélité au pessimisme dépressif du livre ». Par exemple la tranche d’histoire avec Sterling Hayden qui campe une écrivain alcoolique au crépuscule de sa vie, à la Hemingway, soignant son mal-être dans la clinque psy d’un médecin qui le traque pour récupérer son fric ; c’est la vision d’un Los Angeles bien de son époque, comme cette colonie de jeunes femmes à la poitrine dénudée travaillant leur yoga, accortes voisines de palier de notre détective, qui d’ailleurs ne les couvre pas des yeux ; de même, lorsque la femme de l’écrivain lui fait du rentre-dedans, il détourne la conversation d’un air niais. C’est aussi la décontraction des flics, infidèles à leur image traditionnelle de corruption et de violence, mais manifestement dépassés par le nombre d’affaires qu’ils traitent.
A mentionner encore : Mark Rydell qui joue un chef de gang à la judéité autoproclamée qui bousille froidement le nez de sa copine dans l’appartement de Marlowe, en lui brisant une bouteille de coca, geste emblématique de tous ces gangsters (il rappelle celui de Lee Marwin ébouillantant Gloria Grahame dans Règlement de compte de Lang et annonce joliment celui de Polanski petit coq chef de gang portant un coup de couteau sur le pif de Nicholson, dans China town, sorti un an plus tard). Et au titre des curiosités, Arnold Schwarzenegger dans un de ses premiers rôles, se déshabillant sur injonction de son chef pour dévoiler sa musculeuse plastique, alors que peu auparavant Marlowe interpelle son prédécesseur au gouvernement de Californie, Ronald Reagan, pour le prendre à témoin de l’incurie de la police.
Et pour se replonger dans l’époque et l’atmosphère du film, rien ne vaut le roman de Pynchon Vice caché (édité par le Seuil -2010). Son détective Doc Sportello évolue dans le Los Angeles de 1970, décontracté et souvent abusant de la marijuana certes, mais un vrai privé.
BD le 20 juin 2011
Animal Kingdom de David Michôd (Australie, 2011) avec James Frecheville et Guy Pearce (le flic)
Animal, on est mal
Original film noir venu d’Australie, Animal Kingdom nous immerge dans un clan de truands patentés à Melbourne. C’est toute la famille qui reste à Joshua, adolescent bien seul après la mort de sa mère d’une overdose. Il retrouve ses 3 oncles (le 4ème est en cavale) et sa grand-mère, Smurf, interprétée avec une conviction impressionnante par Jacki Weaver, star du théâtre australien. Son personnage m’a rappelé celui de Shelly Winters dans Bloody Mama (1970). Même position de chef de gang (surtout dans la dernière partie du film) et même relation incestueuse assumée : si on ne la voit pas coucher avec ses fils comme Shelly dans le film de Roger Corman, Smurf les embrasse allégrement sur la bouche. Arrivée donc dans un univers fermé et violent de ce grand dadais, adolescent qui promène sa bouille un peu ahurie tout au long du film. Car les quatre fils livrent une guerre sans merci contre une partie de la police, particulièrement corrompue, guerre totalement privée : en réponse à l’exécution d’un des leurs par la police, les trois autres abattent froidement les deux membres d’une patrouille de flics attirés dans un guet-apens. Joshua est inséré par ses oncles dans les activités du gang familial et il accepte mollement certes, mais réellement, d’être leur complice. Jusqu’à ce que la police essaie de le retourner pour qu’il témoigne contre eux, d’autant plus facilement qu’un des oncles rescapés commet un acte majeur contre son entourage. On ne déflorera pas d’avantage l’histoire, ni l’issue de l’enjeu pour Joshua : basculera-t-il dans la voie du crime ?
Ce qui est passionnant dans ce film et particulièrement saisissant à l’écran, c’est l’atmosphère presque ouatée de ce menaçant huis- clos criminel : les rares scènes d’action sont filmées sans effet particulier, on ne s’y attarde pas. Elles accompagnent, quelquefois dans un ralenti un peu forcé, la trame d’une histoire qui a pour cadre le plus fréquent le canapé de la maison familiale. Là où se vautrent les fils (souvent torse nu ou en simple tee-shirt) devant la télé, là où ils élaborent leurs sanglantes actions ; là où gigote faiblement Joshua, pris comme dans un filet, et pourtant… Dans ce récit d’initiation criminelle, les rites de passage se doublent de scènes presque cocasses, comme celle où l’un des oncles rappelle au garçon la nécessité de se laver les mains après avoir été aux toilettes ; ou lorsque le flic (Guy Pearce) qui le protège lui donne quelques notions de cuisine dans la planque où il le cache en attendant le procès. Et étrangement dans ce monde truffé de mauvais garçons, d’avocats véreux et de policiers corrompus, le libre arbitre de Joshua finira par s’imposer : pour le meilleur ou pour le pire…
Bernard Daguerre (8 mai 2011)
Essential Killing de Jerzy Skolimowski (Pologne 2010) avec Vincent Gallo et Emmanuelle Seigner
Au risque de se perdre
Ça commence presque comme une farce, deux hommes blancs, jeunes, décontractés qu’on dirait déguisés en djellaba, progressent dans un désert, précédés par un militaire noir qui braque sa machine à détecter les mines à chaque coude d’espèces de chenaux creusés dans cette mer de sable. Tel un deus ex machina régnant sur cette première scène, un hélicoptère au-dessus d’eux les guide. Les deux gars plaisantent et s’apprêtent à faire une pause pour fumer un pétard lorsqu’une arme tenue par un taliban (Vincent Gallo) les liquide. Déploiement massif et immédiat de soldats, neutralisation par un projectile tiré de l’aéronef, interrogatoire plus que musclé, enfermement secret, tout s’enchaîne jusqu’à un lieu de relégation qui rappelle furieusement Guantánamo. Et puis transfert tout aussi secret vers un pays du froid : évasion de notre homme, Mohammed, dans un paysage de neige, mais pourra-t-il s’en sortir ?
La caméra ne le lâchera pas plus que ses poursuivants : tantôt elle serre au plus près un Vincent Gallo muet tout au long du film, rendu quasiment sourd par l’explosion initiale, barbu et chevelu jusqu’à dissimuler son visage et minorer son humanité, tantôt elle décrit des plans larges de la nature glacée et silencieuse qui l’enserre. Le travail du cinéaste n’est pas plus dans l’empathie avec l’homme traqué, que dans la dénonciation d’un acteur du terrorisme. Le metteur en scène se tient à une distance suffisante de son personnage pour laisser le spectateur se déterminer. On voit bien que les ennemis de Mohammed sont aussi brutaux, déterminés et déshumanisés que lui-même peut l’être ; à l’exception des deux femmes qui lui viennent en aide, même si, pour la première, c’est, littéralement, à son corps défendant. On observera encore que le lent glissement du héros vers son anéantissement est brillamment illustré : dans les enfouissements successifs dans la neige, les hallucinations visuelles, la faim, la communauté d’existence avec les animaux sauvages croisés et le regard presque envieux sur la vie végétale qui sourd du cœur de l’hiver.
Ce film n’est pas une œuvre de démonstration, mais un récit volontairement (presque toujours) froid, sans affect et sans effets, sans parole. Une mécanique de la barbarie.
BD(24/04/11)
Winter’Bone de Debra Granik (Etats-Unis 2010) avec Jennifer Lawrence et John Hawkes
Une fille, une vraie
C’est un film noir en même temps que l’histoire d’un dur passage à l’âge adulte d’une adolescente américaine. Ree a 17 ans et vit au fond des bois quelque part dans le Missouri. Elle a à charge presque toute sa famille : sa mère, malade et mutique, et ses cadets, un frère de 12 ans et une sœur de 6 ans. Quant au père, il les a abandonnés depuis quelque temps déjà, poursuivant sa vie de truand, « chimiste » apprécié en même temps que « balance ». S’il ne se présente pas au tribunal à son procès, la caution déposée, soit l’hypothèque de sa maison sera exigible et la famille expulsée, dans moins de 15 jours. Et voilà Ree partie à la recherche de son père, balade violente dans le blême de la forêt automnale, tout l’univers des pauvres gens d’une partie reculée des Etats-Unis, ignorée de Dieu et du gouvernement.
Je ne sais pas ce qu’il faut louer le plus dans ce film : la limpidité du scénario (d’après « un hiver de glace » de Daniel Woodrell, paru chez Rivages), le personnage de cette jeune « fille Courage », que ni les réponses dilatoires, ni l’hostilité du clan familial, pas plus que les menaces de mort et un sévère tabassage ne découragent. Son visage perd alors sa jolie carnation, dernières couleurs et rondeurs de l’enfance, tout comme la dent, que son petit frère conserve comme une dent de sagesse retardataire. On appréciera aussi l’attention minutieuse et chaleureuse portée par la cinéaste à un monde pas mal dézingué où les bons usages s’échangent aussi facilement que les pires : solidarité de voisinage comme la circulation des drogues, de l’alcool et bien sûr de la violence. Et aussi les gestes simples de survie à l’américaine que Ree apprend aux deux enfants : apprendre à tirer, à préparer un écureuil quand il ne reste rien d’autre à manger.
Le tout servi par une distribution épatante, qui a mélangé les authentiques autochtones et les comédiens professionnels : épatante Ree à laquelle Jennifer Lawrence prête sa lumineuse détermination et John Hawkes qui campe un oncle tendre et violent. A souligner aussi l’art du montage de la cinéaste et les superbes airs de country qui zèbrent le film de merveilleux passages. Et ultime recommandation : ne partir qu’après le générique de fin qui réserve une jolie surprise.
BD (le 4 mars 2011)
Carancho de Pablo Trapero ( Argentine 2010, 1h50) avec Ricardo Darin, Martina Gusman
Crash !
Sosa est un avocat véreux ; un charognard (Carancho, d’où le titre du film) qui fait son miel de l’exploitation des accidentés de la route. On le voit guetter aux portes des urgences le client potentiel, quand il n’organise pas lui-même les accidents. C’est là qu’il fait la connaissance d’une médecin urgentiste, Lujan. La drogue permet seule à la jeune femme de faire face à sa vie épuisante et solitaire. Ils craquent l’un pour l’autre, pour le meilleur et surtout le pire.
Le réalisateur s’est emparé d’un fait de société de son pays, l’Argentine : le scandale des nombreux accidents de la route et celui du détournement des indemnités d’assurance. Il a construit son film comme un thriller oppressant, tantôt cadrant de près ses personnages, ou bien procédant par très larges plans ; l’action se déroule la nuit, les couleurs tirent vers le sépia et le blême. L’action bondit d’accidents constatés en carambolages provoqués, dans un maelström de corps et de voitures qui n’est pas sans rappeler en effet Crash de Cronenberg : mais loin des constructions esthétisantes, on a plutôt affaire à une dénonciation implacable d’une spirale dans laquelle les personnages s’incarcèrent avec une fatale volonté, sans espoir de retour.
Trapero avait réalisé en 2003 un film sur la police de Buenos –Aires, el Bonaerense, où on trouvait déjà le même souci documentaire et la volonté de filmer la corruption en actes. Un seul bémol : la force d’indignation prime parfois sur la puissance fictionnelle et la qualité des acteurs n’empêche pas toujours la linéarité un peu plate de l’histoire (qui fait quand même froid dans le dos : voir la corruption éhontée de la police).
BD (le 8 février /2011)
Thunderbolt et Lightfoot (Le Canardeur) écrit et réalisé par Michael Cimino (Etats-Unis, 1974, 1h55) avec Clint Eastwood, Jeff Bridges et George Kennedy Fric-frac et balade
Ce premier film de Cimino met en scène dans un road- movie à deux, survitaminé, un faux pasteur, Clint Eastwood poursuivi par un ancien complice d’un casse et sauvé par un voyou, incarné par Jeff Bridges, jeune et craquant en pantalon de cuit moulant à souhait sa jeune plastique. Dans les premières scènes, il surgit de nulle part, tout comme Clint dans son église en rase campagne. Simulant une forte boiterie, allant jusqu’à la jambe de bois, Jeff profite de l’apitoiement d’un vendeur de voitures d’occasion pour lui voler à la barbe une voiture. Ils fuient donc tous deux et se retrouvent au bord d’un lac de moyenne montagne, où Clint s’applique une médecine sommaire pour remettre en place son bras démis.
Poursuivis par les deux membres restants du gang, dont le balourd George Kennedy, ils finissent après une homérique poursuite en pleine montagne, par se faire rattraper et collaborer, un peu contraints, pour l’attaque à nouveau d’une banque dans le Montana.
L’oeuvre joue beaucoup avec les canons académiques des westerns et des films noirs revus à la lumière d’œuvres plus débridées comme Butch Cassidy et le Kid ou Easy Rider. Comme beaucoup de réalisateurs américains, Cimino passe pour son premier opus par la case film policier : il le fait en frôlant une autodérision un peu agaçante, contrebalancée par la réussite de l’odyssée décontractée de ses deux héros, lesquels sillonnent avec une grâce certaine un morceau des grands espaces de leur pays.
BD ( le 8 février 2011)
The Americain (Anton Corbijn 2010 1h45) avec George Clooney.
Sentimental bourreau (des cœurs)
Sur une situation ultra- classique, la traque d’un tueur à gages, abandonné à lui-même et à ses ressources, ce film est tout à fait recommandable. Est-ce par la grâce du jeu sobre et souple de Georges Clooney, mélancolique professionnel à la fausse nonchalance? Sont-ce les paysages suédois où le son des silencieux s’étouffe dans la neige, au tout début du film, lorsque Clooney abat froidement sa douce compagne entre deux exécutions de mercenaires lancés à ses trousses ? Ou bien la beauté somptueuse des moyennes montagnes des Abruzzes où il finit par se cacher dans un petit village? Sans doute tous ces éléments et la linéarité d’un récit où la vigilance du spectateur rejoint celle de Clooney. Bien qu’en position d’affût perpétuel, il a l’esprit suffisamment libre pour s’ouvrir à des relations : d’amitié, avec un prêtre qui a deviné le poids de ses mystères et d’amour avec une prostituée. On appréciera aussi le travail minutieux d’artisan de ce professionnel du crime élaborant lui-même l’arme qui pourrait lui être fatale. Bref un joli thriller (que des esprits chagrins pourraient trouver par moment un peu contemplatif) sorti dans la discrétion des brumes de cet automne, à débusquer.
BD ( 2 janvier 2011)
Machete d’Ethan Maniquis et Robert Rodriguez (Etats-Unis 2010, 1h45) avec Dany Trejo
Mauvaise pioche !
L’argumentaire du film est des plus sommaires : policier mexicain, Machete Cortez croise sa machette contre le roi de la drogue du pays, contre l’avis de sa hiérarchie corrompue. Il sera vaincu, sa femme décapitée sous ses yeux ; trois ans plus tard, de l’autre côté du Rio Grande, humble ouvrier, il concocte sa vengeance, aidé par d’assez somptueuses créatures et un curé bien armé.
Prétexte (qui ne m’a pas abusé) à des scènes parodiques de violence, de sexe (doux), de ballets d’attaques meurtrières mais au final avec fort peu d’hémoglobine, et une violence plus suggérée que montrée, Machete veut s’inscrire dans la lignée des westerns italiens, la série des Mad Max, les films de kung-fu… Pas sûr qu’il y réussisse, même en utilisant les services de Robert De Niro. L’acteur joue un sénateur texan (le film a été d’ailleurs tourné dans cet État) qui, pour assurer sa réélection, se fait filmer en train d’abattre des immigrés clandestins ; se parodiant lui-même, il agrémente ses discours de nombreux « fuck » indétachables du personnage du film Taxi Driver ; d’ailleurs à la fin de l’histoire il s’enfuit en taxi jaune. Bon, ces clins d’oeil ne suffisent pas à sauver cette mauvaise charge à la machette de l’oubli auquel je la condamne.
BD (9 décembre 2010)
My Joy de Sergueï Loznitsa ( Ukraine 2010, 2h07) avec Victor Nemets
Un voyage au bout de l’enfer.
Avant de me décider à présenter ce film ukrainien (mais se déroulant dans la Russie actuelle), je me suis demandé gravement s’il avait sa place sous cette rubrique. Il n’a rien d’un film policier même si les scènes d’ouverture et de fin prouveraient le contraire. Non, c’est surtout un grand film noir sur la Russie aujourd’hui. Première scène donc : un cadavre est englouti dans une fosse à ciment d’un chantier, dans l’indifférence générale des ouvriers. Et sans transition, nous suivons le périple d’un jeune conducteur de camion parti vers on ne sait où livrer sa cargaison de farine. L’acteur qui l’incarne, Viktor Nemets, a une vague ressemblance avec Karl Malden, le même air sympathique que l’acteur américain jeune et un appendice nasal de même type. D’emblée le trajet se révèle difficile : arrêté par la police de la route, il file en douce, pour bientôt rencontrer une fille de 15 ans. Refusant l’amour tarifé qu’elle lui propose, il s’enfonce par des routes défoncées dans un paysage en friche, traversé par des ombres furtives. Le marché dans un village perdu sonne comme la rencontre avec un univers sans repère, où les habitants sont pareils à des zombies, alcoolisés et misérables. Impressionnante scène de rencontre avec ces gens filmés caméra à l’épaule, qui errent entre de pauvres étals et partagent surtout les bouteilles d’alcool. Perdu enfin au plus profond de la nuit, il est abordé par 3 vagabonds qui se préparent à lui faire sa fête. Le film continue sa bascule vers un grand nulle part de paysages de neige, d’isbas qui tombent en morceaux. Le spectateur claque des dents à voir le froid pénétrant qui transit les paysages et fige les personnages. Tout ira de mal en pis. Ce qui est fascinant, c’est ce lyrisme nihiliste pour décrire l’anarchie et le désespoir, la violence et le dénuement, et ce sur une longue durée. Car le film fait des allers-retours entre la période actuelle et celle de la grande guerre patriotique, avec des lots identiques de trafiquants et de soldats perdus.
BD (6 décembre 2010)
Le braqueur (la dernière course de Benjamin Heinsenberg- Autriche 2009, 1h38, avec Andrea Lust, Franziska Wiez).
Courir, mourir.
Jusqu’au bout du film, on ne saura rien des motivations de Johannes (Hans) Rastenberger, braqueur autrichien de légende (le personnage a réellement existé et il a défrayé la chronique de son pays dans les années 80). Mais aussi coureur de fond d’exception. Il participe victorieusement à une course des cimes après avoir gagné une édition du marathon de Vienne. La caméra le filme d’abord s’entraînant en prison, dans la cour puis sur un tapis mécanique, comme un vrai rat encagé. Une fois libéré, les braquages de banque, avec un masque de Ronald Reagan sur la figure (ce qui lui valut le surnom de « Pump-gun Ronnie ») s’articulent avec les courses, toujours en solitaire. Paradoxalement, ce sont ces fuites d’après hold-up, au pas de course dans les bois, qui sont perçues comme les seuls moments de liberté totale, de bonheur aussi, si tant que le mot puisse s’adapter à Hans. En effet, visage fermé, inexpressif, morose, un tête de Pierrot lunaire, bref, il ne laisse rien voir de lui-même : il accumule les billets de banque sommairement planqués sous son lit, dans un sac poubelle, sans y toucher, refusant de s’expliquer auprès d’Erika, la femme aimée, et mettant ainsi leur relation à mal. D’évidence, il n’y aura pas de fin heureuse, mais un superbe emballement dans une nouvelle course fatale en montagne, traqué par les lumières des policiers au petit matin blême et froid des hauteurs sylvestres.
On louera autant la sobriété (trop soulignée peut-être au gré de certains) du cinéaste, son refus explicite de livrer une quelconque explication aux gestes criminels de son héros, que la perfection technique du filmage de Hans en mouvement.
BD (17 novembre 2010)
Electra glide in blue , film américain de 1973 de James William Guercio
« Fais attention, pauvre crétin,
car Alan Ladd n’est pas très loin.
À 500 mètres il log’ une bal’
dans un croûton d’pain »
Boris Vian, le Cinématographe.
Petit flic et petit coq, John Wintergreen (fan d’Alan Ladd) est un motard de la police montée américaine qui chevauche avec une concupiscente gourmandise cette motocyclette de rêve qui donne son titre au film. Patrouillant sur les routes rectilignes de Monumental Valley, il s’ennuie à contrôler les hippies. Policier intègre, il se verrait bien en inspecteur à qui l’on confierait des affaires criminelles : la chance lui est soudain donnée de seconder le sergent enquêtant sur un meurtre dans lequel est impliqué le personnage interprété par Elisha Cook Junior, fameux second rôle du cinéma américain.
Sorti sans succès en 1973, ce faux film policier tente à nouveau sa chance ces jours-ci. Il était paré, il l’est toujours, de tous les attributs de l’œuvre maudite. Présenté (faussement) comme l’anti Easy –Rider, cette réputation le fit mortellement trébucher. En fait coquet clin d’œil à la mythologie du film de genre (western, policier) américain, vision iconoclaste et plutôt désespérée du rêve de l’accomplissement personnel, il cumule avec bonheur cette double vision. Pour lui faire prendre corps, il y a l’interprétation de Robert Blake, déjà à la manœuvre dans deux superbes films (De sang froid de Richard Brooks et Willie Boy d’Abraham Polonsky). C’est dire ; courez-y.
Bernard Daguerre (18/10/10)