Le facteur a posé quelques questions à Nicolas Mathieu à propos de son dernier roman
Nicolas Mathieu a fait en 2014 une entrée remarquable dans le monde du polar avec son premier roman : Aux animaux la guerre, polar Vosgien, social et passionnant.
Il remporte trois prix, dont le prix Mystère de la critique.
On attendait son second roman voici qu’il sort aujourd’hui. Autant le dire tout de suite ce roman est mon coup de ♥ de la rentrée et j’ai eu envie de poser quelques questions à Nicolas.
Tu as mis quatre ans avant de publier ce livre : pourquoi ? As-tu fondé des espoirs particuliers sur ce roman-ci ?
Ces quatre années ont été assez compliquées. Je suis devenu père, j’ai déménagé à plusieurs reprises, j’ai quitté Paris, changé de job, fait un burn-out, me suis séparé de la mère de mon fils. Tout ça m’a pris pas mal de temps, d’énergie et volé mon sommeil, aussi. Avec le burn-out notamment, j’étais arrivé à un tel degré d’épuisement, que j’ai pu penser à un moment que je n’arriverais plus jamais à écrire. Et puis j’ai participé à l’écriture de la série télé tirée du premier bouquin, avec le réalisateur Alain Tasma. Ça m’a remis le pied à l’étrier.
Tu m’as prévenu : « pour info ça n'est pas un polar ce coup-ci », pourtant on retrouve nombre de thèmes proches de ceux développés dans Aux animaux la guerre : une société en pleine déliquescence du fait des industries qui la portaient et qui sont parties gagner plus ailleurs (le grand échec des années Mitterrand), des individus confrontés à leur propre déchéance par l’alcool, les coups, le physique, la drogue qui rôde. Et la rancune, tenace. Finalement les thèmes sont assez proches ? Quelle serait la différence profonde ?
Moi, j’ai commencé par écrire un roman noir. C’est à dire un roman qui prend prétexte d’une intrigue criminelle pour parler du monde et de ceux qui y vivent. En l’occurrence, une petite vallée où les hauts-fourneaux ne brûlent plus. Il n’y a donc pas de différence profonde. Peut-être seulement des degrés d’intensité dans la brutalité, un recours plus ou moins systématique à la violence pour dénouer l’intrigue. Je pense que ça reste un roman noir.
Bien sûr, c’est ce que je me suis dit aussi, tu reste fidèle à tes convictions. Ce qui change ? Peut-être la place du désir ? désir adolescent, désir de paraître, désir de moto, désir de se faire une place (Stéphanie se met à bosser comme une dingue, Hacine se voit dealer), désir du corps de l’autre.
Ce qui m’a beaucoup frappé, c‘est la précision du décor et de l’environnement. L’action se déroule sur 6 ans : 1992, 94, 96, 98. Et à chaque fois ton texte fourmille d’élément permettant de le contextualiser, depuis les Pépitos, jusqu’aux marques de mobylettes ou de motos, les tenues vestimentaires, les jeux vidéo, ce qu’on écoutait et avec quoi… Tout cela t’a-t-il demandé un gros travail de recherche ?
Ces détails, je les tiens de ma vie, de mes souvenirs. Ils ne m’ont donc pas demandé beaucoup de recherches, simplement des vérifications, dans l’espoir d’éviter les anachronismes. Et je sais que j’en ai laissé passer un ou deux. Le travail de documentation a davantage porté sur la description du monde du travail et le fonctionnement des trafics de stupéfiants dans les années 90 qui occupent une certaine place dans le récit.
Tu as dû aussi puiser dans ta mémoire. Tu es né en 1978; comme Anthony tu avais 14 ans en 1992. On peut supposer que c’est fait exprès. Pourquoi avoir eu envie de faire revivre ces années-là; pas dans les Vosges, cette fois, mais près de la frontière luxembourgeoise ?
Je n’avais pas envie de faire revivre une époque. Je n’ai aucune nostalgie. Vraiment pas la moindre.
J’ai choisi cette période pour deux raisons. Tout d’abord parce que cette décennie molle des 90’s, entre la chute du Mur et celle des Twin Towers est un moment de bascule et d’indétermination qui fait écho à cet autre moment charnière et flou qu’est l’adolescence. Ce roman d’apprentissage est tout entier consacré à des mondes qui se défont et se recomposent, des corps en mutations, des vies en train de se faire.
Et puis l’autre raison c’est que parler de l’adolescence aujourd’hui, je ne saurais pas le faire. Dans l’économie amoureuse des millenials, les réseaux, les écrans, internet ont pris une importance que je maîtrise mal. Le maître mot de mon travail a été “restitution”. Je veux rendre les mondes que je connais. Cette ambition était plus praticable en me cantonnant aux 90’s.
Et puis c’est ma génération. Il faut bien que quelqu’un raconte ça, même si je ne suis pas le premier ni le seul.
On sent un profond attachement pour ces êtres paumés, perdus dans leurs désirs et leur réalité. Les personnages sont soignés ; de Patrick qui fait des efforts pour ne plus boire et finalement, après avoir voulu payer un voyage à son ex, il replongera, à Hacine qui ne cesse de payer la faute originelle, en passant par les deux copines Clem et Stéph qui cherchent les bons coups mais sans trop se livrer et Anthony qui prend conscience de son corps en même temps que de ses échecs (la légion étant le plus redoutable). Tous ont une fêlure qui ne cesse de s’accentuer. Un commentaire ?
Je ne vois pas de personnages qui ne soient pas un tant soit peu brisés. De plus en plus, le bonheur m’ apparaît moins comme une réalité vécue que comme une injonction politique et commerciale. Un leurre. Une histoire qu’on se raconte, une consolation. La réalité des gens n’est pas celle-là. Nous ne sommes pas nos posts instagram ni nos photos de vacances. Nous sommes des souvenirs d’enfance, de futurs orphelins, des corps affamés de compagnie, des désirs jamais assouvis, des lendemains de fêtes et des rendez-vous manqués. Je ne veux pas en faire des caisses sur la condition humaine, le drame d’être en vie, mais enfin merde: globalement, on en bave.
On sent bien ton attachement envers ces hommes et femmes et ton regard bienveillant. Tous ont quelque chose d’ inabouti mais ils continuent d’aller de l’avant. Finalement quel but recherchais-tu en écrivant ce livre ?
D’abord, je voulais réussir un deuxième livre qui soit à la hauteur du premier, voire meilleur. Et puis rendre ces vies insignifiantes dont tout le monde se fout, la France périphérique, les gamins en mob, les pères qui bossent, les mères qui sauvent les meubles, tout ça. Je voulais faire un roman des corps et des colères. Je voulais faire un bouquin qui soit une manière de dire aux électeurs de Macron : c’est ainsi que les hommes vivent, vous pouvez vous raconter vos histoires de “ni ni” et de “premiers de cordée”, tout ça c’est de la foutaise. Je voulais faire injure aux gens qui estiment que tout roule et qui sont contents d’eux.
Voilà. J’étais pas mal énervé.
1998, la coupe du Monde remportée par la France dont tu ne montres que la demi finale, France-Croatie. Le roman a été fini largement avant que ne débute le tournois. Était-ce prémonitoire ou ce match qu’on peut considérer comme un épisode historique a-t-il une fonction précise dans le roman.
La demi finale France-Croatie est un moment d’illusion collective, de fête et de fusion nationale qui, ironiquement, met en relief l’impossible réconciliation des mondes qui sont décrits dans le livre. Ces France voisines et à jamais distinctes: celle de la petite bourgeoisie, celle des pavillons et des lotissements, celle des ZUP et des quartiers pourris. Le roman montre comment ça circule sans cesse entre ces différents pôles, mais il établit aussi le caractère définitif des frontières qui les séparent.
Le franchissement de ces frontières constitue toujours une exception. On fait trop de livres sur les exceptions, je trouve. Il faut revenir à la règle, aux statistiques, à la vérité du social qui est faite de reconductions et de fatalités.
On pourrait croire que c’est une vision pessimiste. C’est à mon sens tout l’inverse. Espérer, c’est évidemment souhaitable, mais ça doit partir du réel, des faits, de la vérité des rapports sociaux. J’ai horreur des espérances à fonds perdus, tautologiques, incantatoires. Je veux espérer à partir d’une compréhension relativement exacte du monde. Je voudrais décrire ce monde de manière si aiguë qu’espérer revienne fatalement à vouloir dépasser le caractère insupportable de l’état des choses.
Le titre. Ton précédent roman faisait allusion au Animaux malades de la peste de Jean de La Fontaine. Cette fois-ci tu cites un passage de la Bible, du Siracide, en particulier. Quelle est l’importance de ces citations ?
Elles donnent le cap du roman.
Le titre vient de ce verset :
“Il en est dont il n'y a plus de souvenir, ils ont péri comme s'ils n'avaient jamais existé; ils sont devenus comme s'ils n'étaient jamais nés, et, de même, leurs enfants après eux.”
Quand je reprend ce passage du Siracide, qui en dit long sur ce que je rêve de dire dans le bouquin, je sais que le même texte a inspiré son titre au livre de James Agee et Walker Evans : “Louons maintenant les grands hommes”. Je me fixe donc cet horizon: un livre documentaire et poétique, une tentative de dire les vies de peu, en tâchant de le faire avec exactitude et sans jamais oublier ce nécessaire souci de la langue.
Bon, ça n’est certainement pas complet mais j’ai l’habitude de terminer ces questionnaires de cette façon : il y a sans doute une question que tu aurais aimé que je te pose. Merci de la formuler.
Ton demi, avec ou sans Picon?
Je le prendrai sec.
Merci Nicolas. Je ne vois rien à rajouter même s'il y aurait encore tant de choses à dire.
Alors, n’hésitez pas. Un grand moment de lecture (et de souvenirs, voire de mémoire).
Nicolas Mathieu, leurs enfants après eux, Actes Sud, sortie le 22 août 2018