Redonnez-moi de vos nouvelles
Ah, les nouvelles ! Il y a une sorte d'ingratitude à ne pas les chroniquer. Isolées, c'est prendre du temps et de l'espace — il faut vraiment que ladite nouvelle en vaille le coup, comme Des fleurs pour Algernon (Flowers for Algernon) — sinon dans un recueil, alors comment faire ? Comme Patrice Lebrun dans son billet, résumer en une phrase chacune mais on reste sur sa faim. Alors, pour un recueil comme Sainté Noire, édité par Caïman (Jean-Louis Nogaro), qui inaugure la nouvelle collection de nouvelles consacrées à des "villes françaises au passé industriel, ouvrier [pour] en découvrir l'évolution au fil du temps. », parution biennale ? J'ai décidé de privilégier une seule d'entre elles, à titre d'exemple, pour vous donner l'envie de lire la totalité.
J'ai beaucoup aimé ce recueil car chaque nouvelle nous fait découvrir cette ville que je ne connaissais pas du tout, j'ai dû la traverser une seule fois. Elles sont variées (de l'enquête polar jusqu'à la poésie)... et toutes, à mon humble avis, excellentes.
Chaque nouvelle est précédée d'un topo sur l'auteur et s'achève sur quelques illustrations de trois artistes (comme celle ci-dessus) mais surtout de cartes postales anciennes (on peut nonobstant reprocher que les légendes sont difficiles à lire).
Quelques exemples de la variété des sujets à travers des images, mais on peut y ajouter Manufrance; l'ASSaint Étienne et beaucoup d'autres thèmes.
Vous aussi n'hésitez pas, lisez ce chouette recueil.
Même, achetez-le. Jean-Louis Nogaro éditeur de caïman a besoin de subsides. Cette année, pour le trophée de la nouvelle, nous avons un Caïman thématique (Merci la résistance) et un Asphalte (Toulouse noir). Je ne vous encourage pas à voter pour l'un des deux mais réfléchissez-y.
https://www.blog813.com/2025/04/selection-des-trophees-813-2025.html
Venons-en à la nouvelle intitulée "Mouton noir". Je vous en livre les premières pages.
Jean-Noël Blanc
Il est publié chez plusieurs éditeurs : Seuil, Gallimard, Seghers, Ramsay etc. Plus récemment au Réalgar et au Caïman. Romancier et nouvelliste, plus quelques romans policiers et romans « en jeunesse ». Il possède une assez longue bibliographie (une soixantaine d'ouvrages). Une dizaine de prix divers. Dessine aussi, un peu. Et vit chez son chat.
Mouton noir (p.59-61)
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«Je connaissais Mouton, l'écrivain, depuis assez longtemps. Nous nous rencontrions de temps en tempes, au hasard de nos pérégrinations, et nous en profitions pour boire un coup en parlant de tout de rien. En un mot, nous entretenions une de ces amitiés intermittentes et chaleureuses qui rapprochent deux hommes complices jusque dans leurs silences.
Comme il m'avait dit être invité au salon du Livre de Saint-Étienne alors que j'étais dans les parages, j'avais profité de l'occasion pour lui proposer de nous retrouver et le rendez-vous avait été fixé devant son stand sous le grand chapiteau à 11 heures. J'étais surtout curieux de connaître sa réaction à la lecture du long papier que venait de lui consacrer Le Monde des livres. Un bel article : Mouton roi oublié du roman policier. J'entendais déjà mon ami ricaner en truffant sa réponse, comme d'habitude, d'anglicismes qu'il faisait exprès de prononcer à la française. Ces boulechites de phoques le journaleux retardent d'un train, il y a trente berges, oui, hoquet, j'étais one ze tope, mais aujourd'hui je ne suis plus qu'un hasebine alors leur hommage, c'est hommage mon cul et Zazie ine ze métro.
Ce ricanement un peu amer ne me surprenait pas. En réalité, jusqu'aux années 80 Mouton avait compté dans l'univers du polar, au point qu'un éditeur lui avait même consacré une collection : la collection Mouton Noir. À l'époque, ça avait de la gueule. Le succès était là. Et puis il avait voulu changer d'univers : il avait décidé de quitter le roman policier pour se lancer en littérature générale. Le résultat n'avait pas tardé : les polardeux l'avaient abandonné. Qu'ils soient critiques ou lecteurs, ils avaient très vite oublié Mouton, tandis que les tenants de la littérature digne et sérieuse (sic) avaient snobé un auteur qui à leurs yeux s'était trop compromis dans une littérature populaire. Bien sûr les ventes avaient chuté, et bien sûr aussi Mouton ne l'avait pas digéré. Pourtant, si l'on dépassait la manie si française de classement par catégories exclusives, Mouton restait un très bel auteur, solide et souvent brillant. Et puis j'aimais bien l'homme et son caractère, et je me réjouissais de le rencontrer là, à Saint-Étienne.
Sauf qu'il n'était pas là comme convenu à 11 heures. Ni à la demie. Je ne m'inquiétais pas vraiment mais ce retard m'intriguait. Mouton n'avait pas l'habitude de me poser un lapin. Je l'ai appelé sur son portable. Pas de réponse. Boîte vocale. j'ai réessayé deux ou trois fois, toujours personne. j'ai fini par m'adresser au libraire. Lui non plus n'avait aucune nouvelle de « son » auteur. Mais il ne s'affolait pas.
— Vous êtes sûr qu'il vous a dit 11 heures ? Il ne va sans doute plus tarder. Les écrivains, vous savez. Ils rencontrent un confrère, ils vont boire un coup et puis ils oublient l'heure.
Un type qui avait de l'expérience. Il savait bien que beaucoup d'écrivains s'esbignent à un moment ou à un autre dans un bistrot pour éviter de poireauter trop longtemps derrière une table à guetter le chaland qui les reluque comme s'ils étaient en vitrine. »
Voilà, l'intrigue est posée. Mouton a disparu ; toutes les recherches s'avèrent vaines. Même sa femme restée à Paris ne sait rien, la tension monte... je ne vous en dirai pas plus, ..., lisez-la.
Notez, la pointe d'humour sur les anglicismes prononcés à la française. Quelques autres : " il ne portait pas ces manifestations dans son cœur : Ze bigues boucs faires", "les zappi fious" , "Ze chaud meuste go one", " ouane mane chauve" etc.
Le côté festival du point de vue des auteurs m'a plu aussi. On n'en parle jamais vraiment. Même si beaucoup s'éclatent, le plus souvent entre eux mais pas que, n'oublions pas la relation avec les lecteurs, les modérateurs... mais pour beaucoup c'est parfois un calvaire, surtout dans un festival généraliste où vous voyez des queues immenses se former pour votre voisin (Chattam par exemple, même Ellroy) et personne ne regarde votre table... Sur les réseaux sociaux les auteurs évoquent beaucoup plus les relations avec les bénévoles, les organisateurs et les autres auteurs avec lesquels se sont créé des liens solides.
C'est une nouvelle parmi d'autres tout aussi remarquables.